L'italien concret, abstrait et… «baroque» ?

Un bref retour en arrière permet de dégager des points charnières, déjà brièvement évoqués.. Nous avons dit que, selon P.Scavée et P.Intravaia l'italien se situe spontanément sur «le plan du réel». Le français, lui, comme le disaient avant eux J.P.Vinay et J.Darbelnet38 dans leur stylistique comparée avec l'anglais (mais aussi A.Malblanc39 avec l'allemand), se situe sur «le plan de l'entendement».40 L'un des faits stylistiques primordiaux pour les deux chercheurs de l'Ecole de traducteurs de Mons est l'usage fréquent d'adverbes déictiques en italien. Ce sont des indicateurs concrets d'un mouvement ou d'une situation dans l'espace.

On peut citer à titre d'exemple, dans la liste examinée par les auteurs : avanti, comme dans l'expression portare avanti un discorso, le via de andar via, dietro de tirarsi dietro, addosso de sentirsi addosso, giù de metter giù.41 Ces termes traitent de situations concrètes ou abstraites, qui sont toujours situées dans un espace, réel ou mental. À partir de ces éléments inducteurs, les chercheurs de Mons repèrent une série importante de faits stylistiques qui confirment la tendance italienne pour le concret. Comme nous l'avons dit, leur propos est délibérément comparatif ; ils opposent l'usage italien et l'usage du français. Pour notre propos, l'essentiel est que ces faits de style existent bel et bien dans le lexique comme dans la syntaxe utilisée.

Il convient, du reste, de souligner que cette tendance de l'italien pour le réel se différencie de celle que J.P.Vinay et J.Darbelnet décèlent dans l'anglais par rapport au français : l'anglais est concret et pragmatique. L'objet des études et des vérifications des deux linguistes italianistes est un «réel psychologique et affectif centré sur le sujet éprouvant et ressentant». Ainsi, l'expression concrète : la gente mi ride dietro, où le déictique se combine au datif éthique, suggère d'autres tournures analogues comme mi è morto il padre, si è mangiato tutto42. C'est la forme, et non le fait, qui nous livre l'expression avec un emploi très particulier du pronom personnel complément. Pour eux, l'italien a tendance à appréhender la réalité de façon tangible, plus sensorielle qu'intellectuelle. Le français lui, se tient au plan de l'entendement que J.P.Vinay et J.Darbelnet définissent comme un :

‘«… mode de représentation linguistique qui tend vers le général et l'abstrait, par opposition au plan du réel qui reste plus proche des images sensibles, et par conséquent serre de plus près les aspects concrets et particuliers. (…) Les images sensibles dominent sur le plan du réel, elles tendent à faire place aux rapports et aux idées sur le plan de l'entendement 43

Sur la base de quoi, les auteurs de Mons multiplient les exemples et cernent l'aptitude italienne à l'appréhension de la réalité. Ils s'appuient sur une série de caractéristiques bien connue de la langue, tant morphologiques que syntaxiques, par exemple les diminutifs ou l'inversion syntaxique, marques qui témoignent de l'implication subjective du locuteur italien. Le paradoxe mis en évidence réside dans le fait qu'à ce réalisme fortement subjectif s'oppose une préférence très marquéepour l'abstraction conceptuelle, tendance qui apparaît comme la conséquence d'une tradition savante. Cette préférence pour la conceptualisation, qui différenciait autrefois la façon de parler des personnes cultivées de celle des autres, modèlerait aujourd'hui la façon de penser et de parler d'un nombre de plus en plus important d'individus.

Ces deux façons complémentaires permettent à la langue italienne d’expliciter toutes «les hardiesses de l'esprit»44. Ainsi, les deux auteurs évoquent une approche philosophique du réel, et pour en rendre compte, ils lui donnent le nom de «complexe de Benedetto Croce», philosophe célébre pour sa façon d'écrire très abstraite et alambiquée.45 La malléabilité de l'italien permet de grandes possibilités de dérivation de substantifs, d'adjectifs ou d'adverbes abstraits. Les exemples fournis pour justifier cette aptitude de l'italien à modeler les termes pour définir de façon de plus en plus subtile le réel sont légion. L'utilisation de ces dérivés permet aux locuteurs italiens d'exprimer la réalité de façon très ramassée, très synthétique. Citons comme exemple éloquent la tournure obbligatorietà assicurativa qui se traduit en français par «caractère obligatoire de l'assurance».

Bien que ce penchant de l'italien pour l'abstraction conceptuelle, qui s'exprime aussi bien dans la langue écrite que dans la langue parlée, ne témoigne pas en soi d'un style soutenu, il existe bel et bien une tendance générale à l'emploi d'un tel style. Elle se manifeste surtout à l'écrit, mais il est possible également d'en trouver des signes à l'oral. Ce dernier trait caractérise tout particulièrement le langage juridique italien, comme nous aurons l'occasion de le démontrer dans ce travail. Par exemple, il se manifeste avec force au niveau lexical, par la recherche du terme le plus noble, le plus rare, le plus sophistiqué46. Du reste, l'italien possède une série impressionnante de doublets, ce qui permet au locuteur qui le désire de choisir chaque fois le terme le plus noble. Parmi les quelques exemples les plus fréquents, citons l'usage de medesimo au lieu de stesso, tale ou detto au lieu de questo, il quale pour che.

Le style soutenu a spontanément recours aux archaïsmes, que ce soit dans le choix des termes ou des structures de phrase. On a aussi recours aux tournures absolues, gérondives et participiales, très nombreuses dans le langage objet de notre étude. Il s'agit d'ingrédients que le locuteur italien utilise, plus ou moins consciemment, chaque fois qu'il veut ennoblir la prose. Le souci de la valeur esthétique de l'expression est toujours latent. Les critères retenus, selon P.Scavée et P.Intravaia, restent ceux de la prose du XIVe siècle, en particulier celle de Boccace, une prose naturellement élégante, souvent périodique, marquée par un sens profond du rythme de la phrase. La langue du Décaméron, en particulier fait une large place au locuteur ; c'est une langue sensible à la fluidité du réel, une langue rompue aux pointes de l'esprit et riche de multiples facettes. Six siècles plus tard, ces formes rendent toujours compte de réalités linguistiques qui se sont maintenues.

C'est donc à bon droit, selon P.Scavée et P.Intravaia, que l'italien peut être dit «baroque». Le baroque certes, a été aussi bien en Italie qu'en France, méprisé et traité comme une expression et une période de l'art et de la littérature à oublier. Il suffit de se rappeler les jugements portés par Croce sur le XVIe siècle italien. Pourtant, il est reconnu de nos jours comme représentatif d'une période riche de développements et digne de respect. Les critiques utilisent, d'ailleurs, ce concept multiforme pour faire comprendre leur propos. Pour définir le baroque, ils accumulent en effet de multiples formules très significatives et il convient de citer l'une de celles qui résument leur réflexion. Pour eux, le baroque, c'est :

‘«le déploiement de l'intensité affective, la création d'effets dramatiques par l'utilisation combinée de toutes les ressources, le goût des contrastes hasardeux, l'exagération du contenu émotionnel et l'accentuation des composantes irrationnelles, l'exubérance sentimentale, la prédominance du mouvement sur la forme et de la ligne courbe sur la ligne droite, l'ouverture infinie à l'innovation, l'ampleur emphatique associée au goût obsédant du détail minutieux, la théâtralité combinée au «concettismo». On ne peut trouver de terme plus juste pour caractériser l'étymon fondamental du style collectif italien.»47

Certes, ces traits baroques, poussés à l'extrême sont, depuis la séculaire question de la langue, l'objet des critiques des linguistes italiens. Il ne nous revient pas d'en discuter sur le plan linguistique, puisque notre propos se limite à vérifier si ce point de vue très impressionniste mis en valeur, à propos de la langue courante, permet une analyse fructueuse du langage juridique, qui est un langage fonctionnel. Pour P.Scavée et P.Intravaia, ce repérage des marques baroques, qui seraient spécifiques à l'italien, facilite, et la compréhension du texte original, et sa transcription en langue étrangère, en français en particulier. Dans une perspective comparatiste, la conclusion sera qu'il convient de «modérer» tout accès de sensibilité, pour rendre le texte conforme aux usages de la langue d'arrivée. Le français et l'italien, langues soeurs, possèdent les mêmes ressources, mais le seuil de tolérance du français est bien différent, lui qui ne peut se plier aux acrobaties baroques de l'italien et dont l'histoire et la tradition expliquent son goût de la sobriété et de la modération. Le français est imprégné du souci de la clarté et du raisonnement : il se situe spontanément sur le plan de l'entendement. La conceptualisation est mise au service de la clarté et de la compréhension comme naturellement, en particulier depuis l'époque des Lumières. Au delà de cette volonté de vérifier les interférences entre les langues, leurs divergences, voire leur incompatibilité, la mise en évidence de certains traits, symboliquement affublés du nom debaroques, éclaire les lois et usages de ce que nous avons convenu d'appeler le langage juridique en situation, tel qu'il s'offre, sans détours, dans sa spécificité, à la fois près et loin de la langue courante, spécificité volontiers appelée style collectif par les chercheurs belges.

Notes
38.

J.P.Vinay, J.Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l'anglais, Paris, 1963.

39.

A.Malblanc, Stylistique comparée du français et de l'allemand, Paris, 1968.

40.

Cf. note 8, p.11.

41.

Cf. P.Scavée, P.Intravaia, op.cit., p.33.

42.

Ibid., p.33.

43.

J.P.Vinay, J.Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l'anglais, Paris, 1977, p.8.

44.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit.,1979, p.120.

45.

B.Croce (1866-1952). L'idéologue dont les tournures abstraites et sophisti-quées se jouent de toutes les nuances, en particulier dans L'estéthique comme science de l'expression (1902) et La logique comme science du concept pur (1909).

46.

Ibid., p.153.

47.

P.Scavée, P.Intravaia, op.cit., 1979, p.182.