I Les langages spécialisés et le langage juridique

Définir et nommer le langage spécialisé.

Pour mieux appréhender la spécificité du langage juridique, il convient de préciser le statut exact du langage spécialisé. Tout d'abord quelle est la terminologie la plus appropriée ? Faut-il dire «langue de spécialité(s)» ou «langage spécialisé» ? Par le terme langue de spécialité(s)48, plus communément utilisé en France et en Italie, il est dit implicitement que l'énoncé spécialisé présente des caractéristiques qui diffèrent de la langue courante. Il s'agit d'un sous-système linguistique, un sous-Code. En effet, le mot langue désigne un système linguistique ayant ses règles de syntaxe et de phonétique. Or,ce n'est pas le cas des langages spécialisés : la syntaxe et la phonétique ne diffèrent pas de celle de la langue courante. Il suffit de penser qu'un locuteur natif, même s'il ne maîtrise pas les concepts utilisés, est en mesure de repérer les liens logiques d'un texte savant49. D'autres ont préféré utiliser un autre terme et parlent de langues spéciales, lingue speciali 50. Cette appellation paraît inadéquate pour les mêmes raisons : celles liées à l'usage du terme langue et de ce qu'il implique.

G.L.Beccaria51, le premier linguiste italien à consacrer un ouvrage entier à ce sujet, parle de «langages sectoriels». Cette dénomination présente le désavantage d'être trop floue pour notre propos. Le langage journalistique, par exemple est un langage sectoriel, à l'instar du langage publicitaire ou du langage de la science ; dans les trois cas, les paramètres pris en considération sont différents. Dans le premier, le critère retenu est le moyen d'expression utilisé, c'est-à-dire le journal ; dans le deuxième exemple, c'est le but de la communication qui sert à donner la dénomination de sectoriel au langage de la publicité ; dans le troisième cas, le paramètre est le domaine concerné. Cette dénomination reste donc trop imprécise du fait de paramètres changeants. G.Berruto52, parle, lui aussi de langues spéciales ou de langages sectoriels sans aucune distinction, et sans poser le problème du meilleur choix terminologique.

Nous optons pour le terme «langage spécialisé», choix qui nous semble plus judicieux, car il permet d'envisager cette réalité comme un système virtuel à l'intérieur de la langue naturelle. Il est en outre utile de préciser que par le terme langage nous indiquons l'union de la «langue», au sens de lexique, avec le «discours», c'est-à-dire la parole spécifique utilisée par les spécialistes du domaine. Bref, la façon de dire les choses dans la spécialité concernée. Cette acception du terme est celle que P.Charadeau utilise pour définir le langage. Et il convient d'utiliser ses mots pour l'expliciter :

‘«Le langage, c'est à la fois des catégories de langue et des catégories de discours. Non pas l'un sans l'autre, ni l'un ou l'autre, ni même d'abord l'un et ensuite l'autre, mais l'un et l'autre à la fois, distingués et intégrés.»53

C'est dans cette acception que nous utilisons le terme. Le langage spécialisé est donc utilisé ici pour désigner «l'emploi spécialisé d'une langue commune à tous»54. D'après cette définition, ce n'est que dans un contexte déterminé que la langue sert de vecteur à des connaissances spécialisées.

Ainsi, la langue peut donner naissance à un nombre infini de discours. Le discours spécialisé n'est qu'une des réalisations possibles, tout comme l'énoncé littéraire, l'énoncé courant, l'énoncé religieux…55 En outre, si l'on reprend la distinction de Saussure entre «langue» et «parole», il s'agit de parole et non pas de langue.C'est pour éviter toute confusion, qu'ici le choix a été fait d'utiliser le terme «langage spécialisé» ou «discours spécialisé»56 .

Par cette expression, on définit donc le langage utilisé par les spécialistes lorsqu'ils parlent de leur domaine de spécialité. Trois éléments entrent en jeu lorsque intervient ce type de communication : le spécialiste en question, la matière traitée, l'emploi spécialisé. Il va de soi que les spécialistes ne cherchent pas essentiellement dans leur communication à s'exprimer dans un langage qui soit compris par tout un chacun. Mais il convient de souligner que, parfois, ce manque de transparence, accusation souvent adressée à tous les langages spécialisés, est déterminé non par l'usage et la volonté des spécialistes, mais plutôt par la méconnaissance ou l'ignorance de la part des non-spécialistes de la réalité dont il est question. Les réalisations de ce type de communication peuvent varier de façon très importante. Il y a une vingtaine d'années déjà, M.L.Altieri Biagi57tenait à préciser qu'il existe quatre niveaux différents dans l'usage d'un langage spécialisé : le premier illustre la situation où un spécialiste parle de son domaine avec d'autres spécialistes ; le deuxième concerne le langage du spécialiste qui s'adresse à des non-spécialistes pour expliquer les concepts de son domaine. Dans ce cas, il continue d'utiliser des termes et un langage spécialisé, mais tente d'expliquer au fur et à mesure la signification des termes scientifiques dont il se sert. Le troisième niveau est celui du spécialiste qui doit donner à des non-spécialistes des explications ayant trait à son domaine ; il s'efforce alors d'utiliser des termes communs et des expressions de la langue courante. On parle dans ce cas de vulgarisation, comme par exemple pour les articles de revues non spécialisées qui concernent un sujet technique. Le quatrième niveau est celui où le spécialiste «condense» au plus haut niveau son langage. Il s'adresse à ses «pairs» et les raccourcis sont de mise58. Il fait alors appel à des symboles, à des formules, à des schémas et à des éléments de codes non verbaux. Cela lui permet d'éliminer toutes les ambiguïtés de la langue courante et d'atteindre le plus haut degré de précision et de synthèse dans sa description.

Il est évident que, tandis que les trois premiersniveaux concernent aussi bien le langage verbal que le langage écrit, cette dernière forme du langage spécialisé s'applique presque exclusivement au langage écrit, mais les spécialistes utilisent aussi des formules et des symboles scientifiques ; ils se servent alors d'un code qui diffère du code normalement utilisé lors de la communication verbale. Dans cette dernière forme d'expression, c'est la fonction dénotative du langage qui prime. Dans toutes les branches de la science59, il existe une tendance à opter pour la formulation symbolique. Ce recours permet à la science de se libérer des «connotations contraignantes» de la langue courante.

Ainsi, le spécialiste qui utilise des formules et des symboles absent du langage verbal évite le piège représenté par le caractère polysémique de tout code verbal. Ces éléments du langage spécialisé ne font pas partie du code linguistique commun. En revanche, c'est grâce au code linguistique que les formules et les symboles peuvent être décrits. En vertu des avantages qu'ils présentent en termes de clarté et de précision, ils sont fréquemment utilisés lors de la communication spécialisée. Cet usage est important et constant dans toutes les sciences.

En outre, il convient de préciser que bien souvent les langages spécialisés sont appelés également «langages techniques»60 ou «langages scientifiques»61. Si, par souci de clarté, seule l'expression «langage spécialisé» est utilisée ici, il est utile de différencier les deux réalités, qui ne peuvent être considérées comme équivalentes. Ainsi est-il possible d'affirmer que le langage juridique est, par exemple, un langage technique, dans les actes judiciaires et dans les contrats. En revanche, dans les traités de droit où le niveau de conceptualisation est plus élevé, le langage juridique acquiert le statut de langage scientifique, dans la mesure où les sciences humaines sont jugées comme étant scientifiques.62

Notes
48.

M.Gotti, I linguaggi specialistici, Florence, 1991, pp.6-9.

49.

D.Gile, Basic concepts and models for interpreter and translator training, Amsterdam/Philadelphie, 1995, pp.86-93.

50.

Cf A.A.Sobrero, «Lingue speciali» in : A.A.Sobrero (dir), Introduzione all'italiano contemporaneo. La variazione egli usi, Rome/Bari, 1993, pp. 237-277 et M.A. Cortellazzo, Lingue speciali. La dimensione verticale, Padoue, 1990, pp.1-3.

51.

G.L.Beccaria, Linguaggi settoriali in Italia, Bompiani, Milan, 1973.

52.

G.Berruto, Sociolinguistica dell'italiano contemporaneo, Rome, 1987.

53.

Extrait d'un rapport d'évaluation de recherche remis au département de linguistique de l'Université de Montréal en 1992, cité par J.C.Gémar, op.cit., II vol., 1995, p.101.

54.

Ibid., p.85.

55.

G.Cornu, op.cit.,1990, p.25 : «Les marques techniques ne sont que des points en relief sur le fond clair de la langue commune.»

56.

Dans un ouvrage récent, P.Lerat propose le terme «langues spécialisées» afin de faire ressortir «l'unicité de l'idiome et la particularité des univers des connaissances» (P.Lerat, Les langues spécialisées, Paris, 1995, p.12).

57.

M.L.Altieri Biagi, «Aspetti e tendenze dei linguaggi della scienza» in : Italiano d'oggi - Lingua non letteraria e lingue speciali, Trieste, 1974, pp.67-110.

58.

Voir M.L.Altieri Biagi op.cit., 1974, p.90. Le chercheur italien cite comme exemple de ce quatrième niveau l'usage de la formule botanique pour décrire une fleur en sciences naturelles. Dans cette formule, le code verbal n'est nullement utilisé.

59.

Ibid., p.90.

60.

Par exemple, H.R.Charnock fait alterner les termes «langage de spécialité» et «langage technique», ce dernier étant employé pour désigner le discours philosophique. («Technicité et facilité linguistique» in : Les langues modernes, 1, 1982, pp.27-39).

61.

M.L.Altieri Biagi, op.cit., 1974, p.91.

62.

Cf. J.C.Gémar, op.cit., vol.2, Québec,1995, p.89.