Le trait le plus souvent analysé de tout langage spécialisé est le vocabulaire. En effet, c'est bien la caractéristique première la plus immédiate pour différencier le langage spécialisé du langage courant. Pour mieux cerner le concept de vocabulaire spécialisé et surtout son mode de fonctionnement, il peut être utile d'établir une distinction entre la «nomenclature» (c'est-à-dire les termes propres à un champ d'activité donnée) et le «vocabulaire de soutien» (les cooccurrents du domaine, qui jouent un rôle d'encadrement).68 Pour exprimer un sens, la nomenclature a besoin du vocabulaire de soutien ainsi que des mots appartenant au vocabulaire général, les mots du langage courant. Il est possible de représenter ce lien en termes de cercles concentriques : le vocabulaire général constitue le noyau, entouré par le tronc commun du vocabulaire spécialisé, lui-même constitué de plusieurs couches par degrés de spécialisation ; à la périphérie vient la nomenclature spécifique à chaque domaine. Les différents cercles peuvent se chevaucher, car le même mot peut appartenir au registre courant et au registre spécialisé.
Ce chevauchement entre le vocabulaire courant et le vocabulaire spécialisé traduit graphiquement l'un des aspects linguistiques les plus fréquents dans les langages spécialisés : la «polysémie». En effet, bien que la précision en soit l'un des critères fondamentaux, les langages spécialisés font souvent appel aux mots du langage courant pour définir des référents spécialisés. Les termes empruntés acquièrent ainsi un nouveau sens, tandis que, souvent, le mot appartenant au langage courant se spécialise. Exemple clair : industria69, dont le sens premier est «activité, application tenace, non séparée d'habileté et d'intelligence, orientée vers activités du type le plus différent»70, alors que le sens économique fait référence à un secteur bien précis de l'activité économique, dont le but est la production de biens de consommation par l'utilisation et la transformation de matières premières et l'emploi de main d'oeuvre spécialisée. Ce sens économique71 s'est d'ailleurs généralisé au point que le mot est de moins en moins utilisé dans sa première acception, qui est restée dans le verbe industriarsi ou dans l'adjectif industrioso.
Un autre procédé utilisé par le langage spécialisé pour créer de nouveaux termes à partir de la langue courante, c'est la métaphore. Elle a l'avantage de permettre la création de termes immédiatement évocateurs et, qui plus est, synthétiques. En effet, le fait de faire appel à des mots déjà connus permet au destinataire du message non seulement de comprendre immédiatement le signifié, mais aussi de se passer de longues explications en raison de la capacité évocatrice de l'image. Citons, par exemple, des termes tels que elasticità della domanda, depressione del mercato, equilibrio del mercato72 ; ou, dans le domaine de l'astronomie, candore, macchie solari, momento, dont le premier utilisateur fut Galilée73. Précisons tout de même que l'usage de la métaphore pour enrichir le vocabulaire n'est pas l'apanage des langages spécialisés, mais qu'il caractérise surtout la langue courante.
Précisons d'ores et déjà que le langage courant s'enrichit également grâce aux langages spécialisés. On parle alors d'élargissement d'un signifié précis à un domaine non spécialisé. Tous les termes qui appartiennent à des langages spécialisés, lorsqu'ils pénètrent la langue de tous les jours, ne remplissent plus seulement la fonction référentielle de départ. Leur capacité de pénétration est inversement proportionnelle à leur spécificité sémantique et, à un certain moment, on ne sait plus à quel domaine ils appartiennent74. Citons un exemple pour illustrer ce concept. Le terme contesto75,qui provient du langage de la linguistique et de la philologie, est entré dans le langage courant à travers celui de la politique et du syndicat. Les échanges sont multiples et ne concernent pas exclusivement les rapports entre le vocabulaire spécialisé et le vocabulaire courant, mais aussi les rapports entre les différents vocabulaires spécialisés.76
Les langages spécialisés n'occupent pas une citadelle imprenable, aux rares issues. Il existe un va-et-vient constant entre les différentes formes d'expression. Il y a des mots très froids, qui dénotent un concept et une réalité très déterminée, que le public s'approprie. En quelques semaines ou quelques mois, ils deviennent d'usage courant, quitte à être rapidement oubliés ou à prendre un sens détourné par rapport à leur usage précédent. Mais ils n'en restent pas moins présents dans les mémoires. Le phénomène existe depuis qu'une langue est langue, mais les médias de tous ordres favorisent la mise en place, presque impromptue, de ces nouveautés. Dans la partie consacrée à la polysémie du langage juridique italien, plusieurs exemples de cette réalité seront examinés. Grâce à ces échanges continus entre le langage courant et les langages spécialisés, la langue italienne, s'enrichit et se développe.77 Cependant, il est difficile de quantifier l'importance du phénomène, toujours en cours d'évolution. Seul l'avenir peut permettre aux italianistes d'évaluer rigoureusement la situation de l'italien contemporain. Dans l'immédiat, il n'est possible que d'enregistrer la tendance croissante qu'ont les langages spécialisés à s'infiltrer dans l'usage quotidien.
On le voit, il est très difficile de faire la distinction entre les termes appartenant au vocabulaire spécialisé et ceux qui relèvent du vocabulaire général. Pour parvenir à une différenciation valable, il faut tenir compte de la valeur sémantique première d'un terme (que l'usage lui confère), mais aussi de l'emploi en contexte78, qui est le critère permettant de trancher sur la signification d'un mot. Par exemple, un mot tel que codice peut paraître comme appartenant au langage courant, alors qu'il a un sens très précis dans le vocabulaire juridique. Seul le contexte de son utilisation peut nous éclairer. Personne ne doute de l'appartenance de codice au langage juridique quand il est accompagné d'un déterminant tel que civile ou penale. Codice civile ou codice penale sont, sans aucun doute, des termes juridiques. De même pour le mot motivazione, mot courant et mot spécialisé dans le domaine du droit. Lorsqu'il est qualifié : motivazione di una sentenza, il n'y a plus aucun doute : il s'agit d'un terme juridique. Il faut donc considérer les mots à l'intérieur d'un discours, en situation, pour comprendre exactement leur signification Le destinataire du message, écrit ou oral, sait qu'il est en présence d'un langage spécialisé : il n'est pas confronté à un seul mot, mais à un mot dans un contexte. Il est difficile d'établir avec précision les frontières entre le langage courant et le langage spécialisé79, et le vocabulaire demeure la caractéristique première, la plus immédiate, qui permette de les différencier. Elément facilement repérable, il se prête à d'eventuelles analyses quantitatives et peut être aisément décrit. Le vocabulaire a donc constitué pendant longtemps le domaine privilégié de la recherche sur les langages spécialisés.
Cette tendance a toutefois été modifiée au cours des vingt dernières années80, lorsque les chercheurs ont constaté qu'il était réducteur de ne considérer les langages spécialisés que sous cet aspect. En effet, le fait de ne considérer ni la syntaxe, ni les réalisations textuelles des langages spécialisés, équivaut à les percevoir comme 81«un assemblage de termes», et non comme des langages à part entière. Il va de soi que le matière traitée influence non seulement les choix de vocabulaire, mais aussi d'autres choix de type syntaxique, textuel et stylistique. Il serait singulier d'imaginer, par exemple, que seul le vocabulaire utilisé différencie le langage juridique du langage de la physique.
Le langage courant, du reste, n'est pas une réalité homogène, car il varie82 selon les différentes situations, les différents locuteurs, leurs intentions, les destinataires… C'est ainsi que chaque langage spécialisé se distingue des autres non seulement du fait de la matière traitée, mais aussi en raison des compétences de chaque locuteur. Répétons-le : le contexte de la communication est un facteur primordial pour comprendre les différents choix de vocabulaire, de syntaxe et de style que le locuteur opère dans sa communication. C'est pour cette raison que nous tenons compte du contexte extralinguistique dans la description des différents types de textes juridiques analysés.
J.Darbelnet, «Réflexions sur le discours juridique» in : Méta, 24/1, 1979, pp.26 -28 ; J.Darbelnet, «Niveaux et réalisations du discours juridique» in : J.C.Gémar (dir.), Langage du droit et traduction : essais de jurilinguistique, Montréal, 1982, p.51-60 ; J.C.Gémar, «Terminologie, langue et discours juridiques. Sens et signification du langage du droit» in : Méta, 36/1, 1991, pp.275 -278 ; J.C.Gémar, op.cit., vol.2, Québec, 1995, pp.89-90.
L'exemple est de M.Gotti, op.cit., 1991, p.44.
Voir G.D'Anna, DIR, 1989, p.898.
Ibid.
Cf. M.Gotti, I Linguaggi specialistici, Florence, 1991, p.47. Les exemples sont de M.Gotti.
M.Dardano, «I linguaggi scientifici» in : L.Serianni, P.Trifone, Storia della lingua italiana, vol.II, Scritto e Parlato, Turin, 1994, p.502.
G.Devoto, M.L.Altieri Biagi, La lingua italiana, Turin, 1979, p.300.
Ibid, p.300.
Voir C.Javeau, «Défense de la langue française et sciences humaines», in : Le français langue des sciences et des techniques, 1987, p.47.
Cf. A.A.Sobrero, «Lingue speciali», in : A.A.Sobrero (dir.), Introduzione all'italiano contemporaneo. La variazione e gli usi., Rome/Bari, 1999, p.268.
J.C.Gémar, Traduire ou l'art d'interpréter. Langue, droit et société : éléments de jurilinguistique. Tome 2 : Application, Québec, 1995, p.88.
J.C.Gémar, op.cit., tome 2, Quebec, 1995, p.88
Cf. M.A.Cortellazzo, Lingue speciali. La dimensione verticale, Padoue, 1990, p.6 ; M.Dardano, «I Linguaggi scientifici» in L.Serianni, P.Trifone, Storia della lingua italiana, vol.II, Scritto e Parlato, Turin, 1994, p.502.
H.R.Fluck, Fachsprachen. Einführung und Bibliographie, München, 1976, p.12 : Le lingue speciali senza l'inclusione della sintassi non sarebbero delle lingue, ma solo un assemblaggio di termini, cité par M.A.Cortellazzo, op.cit., 1990, p.6.
Cf.M.Gotti. I linguaggi specialistici, Florence, 1991, p.9.