Qu'il existe un langage juridique par le biais duquel la loi parle, le juge interprète et rend ses jugements, le juriste rédige ses actes, l'Administration s'exprime, les juristes réfléchissent et communiquent entre eux, et ainsi de suite pour tous les individus qui sont confrontés au droit et à ses manifestations, personne n'en doute. Il suffit de citer quelques unes des satires qui ont été faites de ce langage dans tous les pays. En Europe, à des époques différentes, citons : Thomas More qui, dans l’Utopie de 1516, ne s'intéresse même pas à la présence des avocats, d'après lui, des gens dont la profession consiste dans le «camouflage des problèmes» (disguise matters) ; Montaigne, qui dénonce les travers de la justice dans les Essais 83 : «Il n'est rien si lourdement et largement fautier que les lois, ni si ordinairement» ; Swift, au XVIIIe siècle, partage les assertions de l'écrivain français. Dans Les voyages de Gulliver, il fait allusion aux juristes et à leur manière de parler et de rédiger, il affirme même qu'ils confondent la vérité avec le faux84 ; Manzoni, plus près de nous, évoque l'italien incompréhensible d'Azzeccagarbugli et ses «ergoteries d'avocat» (cavilli) dans I Promessi Sposi. La littérature mondiale abonde en exemples semblables.
Tout cela confirme donc l'existence d'un langage à part et difficile à saisir. Quelles en sont les raisons ? Historiques ? Autres ? La nécessité d'établir la loi, de régir pensée et actions - cela toujours plus ou moins à l'ombre du pouvoir - prive en quelque sorte la loi du droit à l'échec ; elle se doit d'être toujours valable, dans le domaine qu'elle couvre, en tous lieux et circonstances.
Le langage juridique est-il fait pour être compris du justiciable ? Ou est-il au moins en partie fait pour mettre le pouvoir à l'abri de toute atteinte des sujets, réduits a quia par des codicilles abscons ? En démocratie, le sujet est certes reconnu comme étant une personne, responsable devant la loi tout comme devant toutes ses manifestations (règlements, traités, contrats, actes administratifs…).Toute loi devrait être donc compréhensible.
Une autre singularité du langage juridique par rapport aux autres langages spécialisés réside dans son caractère éminemment national85. En effet, alors que dans d'autres langages spécialisés s'affirme une sorte d'uniformisation du langage au niveau international pour que la communication soit de meilleure qualité, le langage juridique garde un caractère national, même dans des pays dont le système juridique est apparemment semblable, tels que la France et l'Italie. La plupart des langages spécialisés tendent actuellement à l'uniformisation et atténuent leurs différences. Implicitement, chacun aspire à une langue univoque destinée à la communication internationale, plus fiable et plus prestigieuse. Ici aussi, la mondialisation est à l'oeuvre, mais le droit est si profondément ancré dans la société qu'il régit, que son langage résiste mieux que les autres à la pression internationale diffuse. Son «jargon» (si l'on utilise l'expression péjorative qui traduit le mieux le sentiment des non-spécialistes) est sans cesse confronté à des origines latines, qui restent influencées par des textes, à commencer par le droit romain écrit.
Malgré toutes ces questions, le langage juridique italien n'a guère été l'objet d'étude de la part des linguistes ; à notre connaissance, les auteurs qui s'y sont intéressés dans une optique linguistique sont bien rares. Nous les avons déjà évoqués.
Nous nous limiterons à citer T.De Mauro surtout pour la partie consacrée au langage législatif dans la Storia linguistica dell'Italia Unita 86 et dans une communication présentée lors du Congrès d'Ancône de 1986, Linguaggio e giustizia 87. Les autres rares études, faites par des linguistes italiens seront citées dans les développements ultérieurs de notre travail.
Quant aux juristes88, ce sont surtout les spécialistes de philosophie du droit qui se sont penchés sur la question des rapports existant entre langue et droit. En effet, la langue et le droit partagent d'étroites analogies du fait qu'ils sont tous les deux le résultat d'une convention sociale et que c'est grâce à leur existence que la société peut vivre. En outre, comme nous l'avons déjà affirmé, la norme ne saurait exister sans la parole, ce qui implique une analyse incessante du langage utilisé de la part des spécialistes d'exégèse des lois. Mais leurs études ne traitent pas des rapports entre le langage courant et le langage juridique ; il n'y a aucun intérêt pour la nature propre de ce langage spécialisé, pou ses traits stylistiques. Aucune attention n'est portée aux différentes situations de communication à l'origine des textes juridiques.
Les appréciations formulées jusqu'ici à l'encontre du langage juridique nous invitent à considérer de plus près les divers éléments qui le constituent, en particulier les termes qu'il emploie.
Précédemment, il a été dit que tout langage spécialisé répond à certains critères : la précision, la propriété des termes et la concision. L'exigence de monoréférentialité dans le vocabulaire est un gage essentiel de précision. La recherche de correspondance entre un terme et son signifié aboutit presque à l'univocité pour les «sciences dures» ou «sciences pures », comme les appelle P.Lerat89. Ce terme de «sciences dures », utilisé par les scientifiques américains, est repris en Europe. Il est question de hard sciences à opposer aux soft sciences. Par le premier terme, sont désignées des sciences comme la physique90 ou la chimie. Elles utilisent un code bien caractérisé, et font largement appel aux formules mathématiques et aux symboles, créant des néologismes pour faire face à leurs nouveaux besoins en terminologie. Les soft sciences sont les sciences humaines et sociales, telles que la sociologie et l'ethnologie. Elles emploient un cde plus tributaire de la langue courante en faisant appel à la resémantisation de mots tirés de la langue courante ou d'autres langages spécialisés. Mais il est important de préciser que la monoréférentialité, même pour les sciences dures, n'est une réalité que que dans des contextes bien déterminés. Il convient d'affirmer qu'il n'existe qu'une tendance à la monoréférentialité, et que celle-ci ne se réalise qu'à l'intérieur de contextes bien définis.
Cette aspiration à la monoréférentialité et à la précision dans les sciences dures s'affirme surtout dès les XVIIe et XVIIIe siècles. Les scientifiques de l'époque comme Galilée, Lavoisier ou Newton ressentent l'exigence d'une simplification et d'une normalisation du langage scientifique pour éviter toutes les ambiguïtés de la langue courante.Toutefois, même dans les domaines scientifiques, les chercheurs ont recours aux mots du langage courant qu'ils resémantisent. Il suffit de penser à des termes tels que anello, campo, finestra 91; d'après les domaines scientifiques d'utilisation, ou d'après les déterminants qui les accompagnent, ils prennent des signifiés différents.Il est très difficile d'apprehender le langage comme un mécanisme rigoureux où tous les termes seraient monosémiques, comme il advient dans une formule de mathématiques.
Or, le droit est une science sociale : Ubi societas, ibi ius. Le vocabulaire du langage juridique est ainsiriche en termes qui proviennent du langage courant. Il se ressent de la polysémie du vocabulaire de la langue courante92. Les polysémies ou ambiguïtés lexicales correspondent à des mots morphologiquement identiques, qui appartiennent à une même classe grammaticale, mais qui ont des sens différents. C'est que la nature même du droit, son caractère de science sociale, exige une très grande richesse de vocabulaire, pour nuancer et exprimer les situations et les actes multiples de la vie des hommes à des moments précis. Pour faire face à ses besoins, le droit, aussi bien en France qu'en Italie, recourt constamment à une resémantisation du vocabulaire.93La polysémie est importante dans le langage juridique, à tel point que le juriste G.Cornu, rédacteur du Vocabulaire Juridique 94, peut soutenir que, pour le langage juridique français, plus des deux tiers destermes sont des polysèmes. Notre corpus nous permet d'affirmer que, dans le langage juridique italien,les polysèmes sont là aussi majoritaires.
Nous allons essayer de relever les caractéristiques les plus importantes du vocabulaire juridique et de les décrire par des exemples de notre corpus.
Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XIII, 1580.
J. Swift, Gulliver's Travel's, New York, 1947 (première édition en 1726 ) «whereby they have wholly confounded the very Essence of Truth and Falsehood, of Right and Wrong» p.297.
Cf. M.A.Cortelazzo, «Lingua e diritto in Italia. Il punto di vista dei linguisti» in : L.Schena (dir), La lingua del diritto, Rome, 1997, p.37.
T.De Mauro, Storia linguistica dell'Italia Unita, Bari, 1970, pp.420-430.
T.De Mauro, «Linguaggio giuridico e profili storici, sociologici e scientifici» in : Linguaggio e giustizia, Ancône, 1986, pp.11-20.
Voir E.Betti, Teoria generale dell'interpretazione, Milan, 1955 ; N.Bobbio, Studi per una teoria generale del diritto, Turin, 1970 ; U.Scarpelli (dir.), Diritto e analisi del linguaggio, Milan, 1976 ; U.Scarpelli, Contributo alla semantica del linguaggio normativo, Milan, 1985 ; G.Tarello, L'interpretazione della legge, Milan, 1980.
Cf. P.Lerat, Les langues spécialisées, Paris, 1995, p.19.
Voir. M.Dardano, «I linguaggi scientifici» in : L.Serianni, P.Trifone, Storia della lingua italiana, vol.II, Scritto e Parlato, Turin, 1994, p.500.
Ibid., p.502.
L.P.Pigeon, «La traduction juridique. L'équivalence fonctionnelle» in : J.C. Gémar (dir.), Langage du droit et traduction, Québec, 1982, p.273.
Voir M.A.Cortellazzo, op.cit., 1997, p.44 ; G.Lazzaro, «Diritto e linguaggio comune» in : Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, vol. 35, 1981 pp.140-181.
G.Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, 1990.