La polysémie interne

Le terme de «polysémie interne»95 désigne les termes ayant des sens multiples à l'intérieur du seul discours juridique. Cet aspect du vocabulaire juridique est certes étonnant pour un profane. La réputation de précision terminologique dont jouit le langage juridique impliquerait une correspondance simple entre les signifiants et les signifiés. Or,l'idéal de monoréférentialité est loin d'être atteint.

En outre, ce langage est, par nature, traditionnel, hostile à la création de néologismes. Aussi le manque de création de termes nouveaux (ou tout au moins leur nombre insuffisant face aux besoins réels), et corrélativement le recours constant au vocabulaire du langage courant, expliquent-ils la polysémie importante qui caractérise le langage juridique. Dans ce dernier, plus que dans la langue courante, le nombre des signifiés est de loin supérieur au nombre des signifiants. Le droit étant en évolution constante, ne suit-il pas de près l'évolution de la société ?

Pour cette raison, les juristes analysent, classent, subdivisent, et en définitive rédigent avec le nombre limité de termes à leur disposition. Plusieurs études soulignent la nature polysémique du langage juridique en soi. Ce n'est pas seulement un trait caractéristique du langage juridique italien, mais aussi du langage juridique anglais et français96.

Avant de passer à l'examen d’exemples significatifs, il semble important de souligner que cet aspect constitue une entrave à une bonne compréhension. L'existence de plusieurs signifiés pour le même signifiant ne peut être que source de troubles potentiels de communication pour un non-spécialiste. Cet aspect est paradoxal, surtout si l'on suppose que ce trait s'explique aussi par la volonté de ne pas créer un vocabulaire totalement différent du langage courant et donc, très peu compréhensible, pour le commun des mortels ! Par ailleurs, la polysémie interne s'étend même aux concepts fondamentaux comme les exemples qui suivent le démontrent.

En italien, la polysémie commence par le mot diritto lui-même, qui peut désigner la permission (avere il diritto di far qualcosa) ; une prérogative (diritto di prelazione) ; un système juridique (il diritto francese); une branche de ce système (diritto romano) ; la matière en question (cultore di diritto, scuola di diritto) ; une taxe (diritti doganali). On peut aussi mentionner le terme atto, qui indique en droit un comportement humain ayant valeur juridique (atto lecito, illecito, amministrativo) ou bien un document ayant une importance juridique (atto pubblico, atti del processo, atto d'accusa).

Le sens d'un terme peut dépendre de la branche de droit concernée. Ainsi, le terme dolo97 signifie en droit pénal (art.43 du Code penal) l'intention criminelle de nuire (conditio sine qua non pour établir la culpabilité), tandis qu'en droit civil (art.1439 et 1440 du Code civil), il désigne un vice de la volonté, une tromperie par laquelle un contractant provoque chez l'autre partie une erreur. Il est vrai que ces deux acceptions du même terme ont à la base un comportement volontairement malhonnête, mais les deux notions sont néanmoins distinctes.

De même, le mot causa98 est utilisé par le législateur dans le sens de procès civil et pénal99, tandis qu'en droit civil, il désigne la cause du contrat, à savoir la fonction économique et sociale que le contrat peut remplir objectivement. De même, procura100 indique l'acte par lequel une partie confère à son représentant le pouvoir de la représenter (procuration) ; c'est aussi le bureau réservé aux magistrats qui exercent les fonctions de ministère public (le parquet) en dehors des audiences.

Cet aspect représente une véritable entrave à la compréhension pour les non-spécialistes. Il est toutefois difficile, pour les raisons ci-dessus évoquées, d'atténuer cette difficulté. Chaque fois, le destinataire doit prendre en compte le contexte pour pouvoir décoder le message, ce qui est, par ailleurs, tout à fait naturel pour comprendre le véritable sens d'un mot. En fait, dans un acte judiciaire, un acte administratif ou dans un document contractuel, la tâche de compréhension n'est jamais facilitée. Il convient de rappeler à ce propos qu'en France, la conscience de cette difficulté est si grande que, par exemple, lors de la rédaction d'un procès-verbal de vol à la police, l'usager reçoit un récépissé avec le lexique utilisé et les signifiés attribués dans le contexte précis.

En Italie, au jour d'aujourd'hui, c'est l'usager qui doit fournir l'effort de compréhension. La portée universelle de la loi engage néanmoins le rédacteur d'actes législatifs à prendre des mesures pour «traiter» cet aspect et essayer d'atténuer les difficultés du justiciable. Il faut reconnaître que, ces dernières années, l'Italie a engagé une réforme du langage de l'Administration. En effet, dans le dernier ouvrage édité par la Présidence du Conseil des ministres, Manuale di Stile101, il est conseillé de toujours fournir au bas du document administratif qui contient des termes techniques, un lexique explicatif qui aide l'usager à en saisir le contenu.

La polysémie interne reste un facteur d'éventuels malentendus dans la communication, surtout dans les textes législatifs qui s'adressent à tous : ignorantia legis non excusat, comme aiment à dire les juristes italiens ou, de façon plus accessible, «nul n'est censé ignorer la loi». Le législateur pourrait pallier le problème en essayant de réduire l'utilisation de termes polysémiques dans les actes, mais, nous verrons que cela s'avère en fait impossible. Il peut tenter de recourir à des définitions légales, au cas où il y aurait des problèmes de compréhension et afin d'empêcher la naissance de malentendu, les termes qu'il utilise étant polysèmes. Ce procédé est également utilisé dans la législation française, aussi bien dans les Codes que dans les lois, afin de privilégier, pour un terme et de façon claire, un seul des signifiés dans une loi déterminée102. Par exemple, le nouveau Code de procédure civile, à l'art.30 croit nécessaire de préciser que«l'action en justice» est «le droit d'agir en justice». Toutefois, ce terme continue d'être employé dans les conversations des professionnels du droit comme synonyme de «demande» et d'«instance».

En Italie, l'utilisation de la définition légale est largement préconisée, comme le prouve le document Regole e suggerimenti per la redazione dei testi normativi, de décembre 1991, mis au point par l'Osservatorio legislativo interregionale103 sous la direction de G.U.Rescigno. Dans ce manuel, mieux connu comme le Manuale Rescigno, du nom de son coordinateur, l'on affirme que «le législateur doit utiliser le même terme pour exprimer le même concept lors de la rédaction de la loi. Si l'un des termes utilisé n'a pas une signification univoque, il est nécessaire d'en fournir une définition»104. L’habitude qui consiste à pallier la polysémie par l'utilisation de définitions légales est aussi largement utilisée dans le monde anglo-saxon105. Toutefois, il faut être conscient du danger, pour le législateur, de proposer une définition trop stricte.

Le deuxième procédé à la disposition du législateur pour limiter la polysémie est l'emploi constant du même terme, toujours dans le même sens. Cela signifie que le législateur doit faire abstraction de toute variation stylistique et qu'il n'utilise pas de synonymes. Dans la législation italienne prise en compte, celle qui concerne les étrangers sur le territoire national de 1988 à 1998, nous avons pu remarquer que le législateur italien a respecté ce procédé, utilisant toujours le même terme juridique pour définir la même situation. L'exigence est ici de rigueur, puisque les personnes intéressées peuvent avoir une connaissance restreinte de l'italien. L'insistance marquée quant à cet aspect de la rédaction législative par les rédacteurs du Manuale Rescigno, en 1991, laisse présumer que, dans d'autres secteurs la réalité est différente.

L'usage de tels procédés est souhaité dans la rédaction législative, en vue d'améliorer la compréhension des lois et de permettre aux citoyens d'être correctement informés, prémisse nécessaire à une réelle participation démocratique à la vie du pays. Mais aussi c'est une exigence liée à l'établissement de banques de données, permettant la recherche automatique des textes.

Les archives papier d'autrefois nécessitaient des critères ponctuels de rédaction des textes législatifs. L'usage de l'outil informatique renforce cette exigence. Il convient de mentionner ici que les rédacteurs du Manuale Rescigno reconnaissent qu'une bonne partie des règles préconisées pour la rédaction des lois tiennent aux exigences spécifiques de l'informatisation106. C'est une grande victoire pour l'informatique si, grâce à elle, les rédacteurs de textes législatifs se conforment aux règles de clarté et de brièveté énoncées par Bentham107 dès 1820.

De fait, le linguiste qui examine les textes traitant des techniques de rédaction législative est frappé par le vide qui existe en Italie jusqu'en 1985, date à laquelle est publié un document de la Région Toscane108, recueil de suggestions pour la rédaction de textes normatifs. Ce court vade-mecum constitue le noyau à partir duquel G.U.Rescigno conçoit son manuel. Certes, les critiques concernant le langage législatif ne datent pas d'aujourd'hui. T.De Mauro, dans un article sur le langage de la législation italienne109, fait remonter les premières critiques à 1820, date à laquelle un homme de lettres et juriste de Mantoue, Fernando Arrivabene, publie son ouvrage sur le langage juridique en général : Della lingua forense, Dissertazione110. Ainsi, déjà avant la création du Royaume d'Italie, l'usage d'un vocabulaire précis et clair pour la rédaction de textes législatifs est ressenti comme une urgence à résoudre. Notre but n'est pas ici d'énumérer les juristes qui se sont plaints de ce manque de clarté111 au siècle dernier ou même plus récemment ; l' important est de souligner l'absence totale de règles écrites pour la rédaction de la législation italienne. L'arrivée de l'outil informatique force le rôle de révélateur.

Le troisième procédé dont le rédacteur de la loi dispose pour limiter l'emprise de la polysémie interne est le recours à la création de néologismes. Le législateur donne alors un nouveau nom à une réalité juridique. Tout langage spécialisé est confronté à cette exigence du fait de l'évolution constante des connaissances. Le législateur italien, à l'instar de son homologue français, créé surtout de nouvelles entités morphologiques de base grâce à la formation des mots composés. Il est aisé de comprendre que, ce faisant, le législateur utilise des termes que le citoyen connaît déjà, et qu'il évite ainsi les problèmes de compréhension. La nouveauté réside dans le fait d'associer ces termes pour nommer une réalité nouvelle. Les possibilités sont infinies et le rédacteur peut ainsi nuancer comme il le souhaite un fait qu'il veut définir. Dans les textes législatifs que nous avons examinés, le terme extracomunitario est un exemple de la créativité lexicale du législateur. Depuis qu'est née la Communauté Européenne, les étrangers se distinguent désormais en extracomunitari (extra-communautaires) et cittadini europei ou cittadini degli Stati membri dell'Unione europea (citoyens européens ou citoyens des Etats membres de l'Union Européenne). Du fait de la multiplication des institutions juridiques nouvelles, le besoin en termes nouveaux est extrême.

Parmi les créations de ces vingt dernères années, citons, dans des domaines très différents : area protetta (droit de l'environnement, L. n. 394 du 6 décembre 1991) pour désigner les territoires du patrimoine naturel du pays que la loi protège (zone protégée ) ; barriera archittettonica (droit urbanistique L. n.13 du 9 janvier 1989) pour indiquer les obstacles à l'accès des personnes handicapées ; separazione consensuale (séparation par cconsentement mutuel), qui indique la séparation d'un commun accord entre les époux (art.158 du Code civil) ; ou encore potestà dei genitori (art.316 du Code civil) pou indiquer l'autorité parentale qui se substitue à la patria potestà (puissance paternelle).

Les remarques faites à propos du langage législatif gardent leur pertinence dans les autres formes de langage juridique. Les exemples cités ont eu pour but de mettre l'accent sur la volonté de clarification du législateur, c'est-à-dire le juriste le plus responsable de l'évolution de la loi et de son expression.

Outre ces cas de polysémie interne au discours du droit, où un même signifiant correspond à plusieurs signifiés juridiques, il existe des cas de «polysémie externe». Ce sont des «termes transférés», c'est-à-dire des mots ayant une double appartenance, relevant, et du vocabulaire général, et du vocabulaire du droit. Cette catégorie est particulièrement fournie dans le langage juridique. Pour que la présentation soit plus claire, il paraît utile de distinguer deux catégories112 : les termes juridiques repris par le langage courant, et les mots qui appartiennent au vocabulaire courant, mais dont le sens est modulé, voire parfois totalement différent dans un contexte juridique.

Notes
95.

Voir G.Cornu, op.cit., 1990, p.20

96.

L.Lauzière, «Un vocabulaire juridique bilingue canadien» in : Méta, 24/1, 1979, pp.109-114 ; J.C.Gémar, «La langue juridique, langue de spécialité au Québec : éléménts de méthodologie» in : The French Review, 53/6, 1980, pp.880-893 ; G.Cornu, op.cit., 1990, pp.88-117.

97.

F.Del Giudice, Dizionario giuridico corredato da riferimenti legislativi e confronti interdisciplinari, Naples, 1992, p.439.

98.

Ibid., p.209.

99.

Cf. les art. 34, 40, 50, 106, 168 et 275 du Code de procédure civile.

100.

Ibid., p.952.

101.

A.Fioritto (dir.), Manuale di Stile. Strumenti per semplificare il linguaggio delle pubbliche amministrazioni, Bologne, 1997 p.69.

102.

Cf. G.Cornu, op.cit., 1990, p.105.

103.

L'Osservatorio legislativo interregionale est un organisme créé à l'initiative des Consigli Regionali (Conseils régionaux). Il se propose de faciliter l'échange d'informations entre les fonctionnaires des différents régions italiennes, en particulier sur les textes législatifs promulgués par les Régions.

104.

«Lo stesso termine va utilizzato in tutta la legge per esprimere il medesimo concetto. Qualora un termine abbia un significato non univoco occorre provvedere alla sua definizione.» in Pol. dir., 1992, p.351.

105.

Cf. G.Marziale, «Suggerimenti per la redazione dei testi normativi della regione Toscana : un esempio da imitare» in : Il Foro Italiano, Rome, 1985, pp. 265-280.

106.

G.U.Rescigno, «Regole e suggerimenti per la redazione di testi normativi» in : Pol. dir., 1992, p.351.

107.

J.Bentham : Traités de législation civile et pénale ; ouvrage extrait des manuscrits du juriconsulte anglais par Et.Dumont, Seconde édition revue, corrigée et augmentée, T.1, 2 et 3, Bossange, père et fils, 1820.

108.

Regione Toscana, «Suggerimenti per la redazione di testi normativi», in : Il Foro Italiano, 1985, p.268 -280.

109.

T.De Mauro, Storia linguistica dell'Italia unita, Bari, 1970, pp.420 - 430.

110.

F.Arrivabene, Della lingua forense. Dissertazione, Bergamo, 1820, cité. par De Mauro, Storia linguistica dell'Italia unita, Bari, p.420.

111.

M.Moschini, Saggio di lingua legale, Pavia, 1832 ; Gaetano Valeriani, La lingua italiana dei nostri legislatori, ossia disamina ecc., Naples, 1864 ; Vittorio Scialoia, Diritto pratico e diritto teorico, in : Rivista di diritto commerciale, I, 1911, p.840 ; et autres juristes cités par T.De Mauro. op.cit.,1970, p.421.

112.

J.L.Sourioux, P.Lerat, Le langage du droit, Paris, 1975, pp.91 -93. Ils parlent de trois types de «mots juridiques» : les «termes du droit», catégorie constituée de vocables soit exclusivement juridiques (signifiant et signifié), soit à signifiés à la fois juridiques et non juridiques; les «mots de la langue commune en quelque sorte stockés par le droit», les «mots du langage du droit banalisés». G.Cornu (op.cit., 1990 p.68-87) préfère parler de mots «d'appartenance exclusive» et, s'ils appartiennent aussi au vocabulaire courant, «de double appartenance». Cette catégorie est formée par les mots qui ont leur sens principal dans le vocabulaire juridique, appelés mots «d'appartenance juridique principale», et par ceux qui ont leur sens primordial dans le langage courant. Ces derniers ont été simplement définis comme «mots de double appartenance».