La polysémie externe : du langage juridique au langage courant

Les échanges entre le langage juridique et le langage courant sont multiples et incessants. Le droit imprègne à ce point notre vie qu'il est même difficile de distinguer les termes qui font partie du langage courant de ceux qui sont issus du langage juridique. Nombreux sont les termes du vocabulaire juridique que chacun utilise couramment. D'après M.A.Cortellazzo113, les termes considérés comme appartenant au vocabulaire juridique sont environ au nombre de 1.500 dans un dictionnaire standard de la langue italienne tel, que le Zingarelli114. Or, les termes connus et utilisés exclusivement par les juristes sont rarissimes. Le linguiste italien, pour démontrer cette assertion, a recours à une méthode éloquente : il note tous les termes commençant par «A» considérés comme relevant du domaine juridique dans le dictionnaire cité.L'échantillon compte 171 termes dont quatre seulement (abigeato, anticresi, adizione et aggiotaggio) sont employés exclusivement dans le domaine juridique. En revanche, bien plus nombreux sont les termes d'appartenance juridique principale, mais qui sont utilisés couramment, tels que alibi, alienazione, amnistia, ammenda, arbitro, attenuante, autorità, (…). Ces termes gardent, lorsqu'ils sont utilisés dans la langue courante, le pouvoir évocateur qui tient à leur appartenance au monde de la loi.Ainsi, la personne qui les utilise donne-t-elle à son énoncé une connotation de solennité.115 Les termes se chargent alors d'une valeur métaphorique et perdent, partiellement ou entièrement, leur connotation technique116.

Même lorsque les langages prétendent à une sorte de pureté de l'expression, ils sont souvent ambivalents et la polysémie est une caractéristique propre à tous les langages spécialisés. L'exemple du terme «banque» en français, comme en anglais bank, ou en italien banca peut illustrer cet apport.117 De nos jours, ces termes, qui datent du Moyen Âge, désignent, dans l'usage courant un centre de rassemblement et de dépôt de matériaux importants, qu'il s'agisse de parties du corps humains banca organi, d'informations banca dati, de liquides organiques banca del sangue. Le sens primordial de lieu où l'on rassemble et où l'on garde de l'argent n'apparaît plus dans cet usage, et encore moins celui de la table du changeur médiéval qui pesait les pièces d'or et d'argent et vérifiait leurs alliages.

Nombreux sont les termes appartenant aux langages spécialisés qui s'intègrent de plus en plus à l'usage courant. C'est une évidence dans toutes les langues, du fait des mutations culturelles en cours. M.Baldini, dans un ouvrage Parlar chiaro, parlar oscuro, daté de 1989, affirme que les deux tiers des termes présents dans l'italien courant appartiennent aux langages spécialisés118. La médecine et la biologie sont, d'après lui, les deux sources «les plus fécondes» de ces apports.

Le langage juridique enrichit lui aussi la langue en raison de ses liens permanents avec la société. Il nous a paru judicieux d'utiliser le Vocabolario di base della lingua italiana119 pour évaluer l'apport des termes juridiques dans le langage courant. Précisons que ce vocabulaire est constitué à partir d'une liste des mots les plus connus et les plus largement utilisés en 1975, par les Italiens ayant un niveau de scolarisation correspondant à l'école obligatoire en Italie (5 ans d'école élémentaire et 3 ans de collège, scuola media). Ce sont les chercheurs du Centro Universitario di calcolo elettronico de l'Université de Pise qui ont établi cette nomenclature, la même année. Il convient de présenter les modalités de leur recherche : mettre sur fiche un ensemble de textes italiens écrits (pièces de théâtre, romans, scénarios de films, journaux, livres pour l'enseignement dans l'école élémentaire), puis vérifier la fréquence des différents mots, et enfin analyser leur dispersion, c'est-à-dire le nombre de textes dans lesquels ces mots apparaissent. L'étape suivante consiste à tester la réelle compréhension de ces mots chez des jeunes et chez des adultes qui ont un niveau de scolarisation correspondant au diplôme délivré à la fin de l'école obligatoire. Tout ceci a permis d'isoler un noyau de 6.690 mots, qui forment ainsi le vocabulaire de base de l'italien, ce qu'ils ont appelé Vocabolario di base della lingua italiana. Depuis cette mise au point, la diffusion de la télévision dans tous les foyers a sûrement enrichi les connaissances linguistiques, et le niveau de scolarisation est en hausse constante. Après un quart de siècle, ce travail mériterait une mise à jour !

D'ici là, le Vocabolario di base della lingua italiana continue d'être l'un des outils fondamentaux des chercheurs qui veulent évaluer la lisibilité d'un document120. Si un terme juridique de notre corpus est présent dans ce noyau très limité de mots, il est certain qu'il appartient, pour la majorité des Italiens, au langage de tous les jours.

En nous servant des entrées répertoriées par les chercheurs de l'Université de Pise et en les comparant avec les indications fournies et par un dictionnaire d'italien standard, tel que Il Nuovo Zingarelli121, et par les dictionnaires et les encyclopédies juridiques122, nous avons repéré une cinquantaine de termes utilisés essentiellementen droit, mais repris dans la vie quotidienne. De toute évidence, l'apport du langage juridique au langage courant est supérieur123 à cet échantillonnage. Précisons-le encore une fois : le Vocabolario di base ne comprend que les termes les plus utilisés. La pénétration du vocabulaire juridique dans l'usage courant est indéniablement amplifiée par les connaissances acquises en dehors de l'école, par le biais des journaux, de la radio, de la télévision et des nouvelles technologies. Pour étayer ces affirmations, il convient d'ajouter qu'un dictionnaire d'italien standard, tel que Il nuovo Zingarelli, qui ne prend en compte que la terminologie spécialisée courante et utilisée par toutes les couches de la société et par toutes les catégories professionnelles, compte 127.000 entrées. Un chiffre bien supérieur aux quelque sept mille mots du vocabulaire de base ! Citons ainsi, et par ordre alphabétique, les 54 termes repérés dans le Vocabolario : amnistia, arbitro, autorità, autorizzazione, autorizzare, avvocato, codice, complicità, condanna, condannare, consenso, contestare, contestazione, contratto, debito, denuncia, denunciare, delegare, delitto, diritto, divorzio, dono, donare, eredità, ereditare, furto, garanzia, garantire, giudice, giudicare, giustizia, governo, governare, legge, magistrato, norma, omicidio, patrimonio, pregiudizio, prestito, pretore, privilegio, procedura, processo, processare, regola, regolamento, testamento, testimone, testimonianza, tribunale, truffa, truffare, tutore.

Quelques exemples permettent de constater le pouvoir évocateur de ces termes lorsqu'ils sont utilisés dans le langage de tous les jours. Le sens métaphorique dont ils sont chargés est le reflet de la perception sociale du droit et ne correspond généralement qu'à l'une des facettes du mot juridique.124 La comparaison avec le signifié juridique l'atteste.

Ainsi :

Les termes que le langage courant emprunte au langage juridique sont bien plus nombreux. Citons quelques exemples présents dans notre corpus qui ne font pas partie du Vocabolario di base. Ils ont été relevés sur les indications des dictionnaires d'italien standard, confirmées par les observations d'italophones.134 D'emblée on note que le sens juridique du terme est atténué dans l'usage de tous les jours. Examinons plus en détail quelques exemples significatifs :

Ainsi, la plupart des termes désignant les actes juridiques les plus fréquents sont empruntés par le langage courant. Il convient de citer encore quelques termes et expressions de procédure repris dans le langage de tous les jours, afin de confirmer davantage la présence du langage juridique dans l'usage courant : alibi, pour n'indiquer qu'une excuse ou une justification : alibi morale148; arringa, traduit un discours prononcé avec un excès d'emphase : più che esporre le sue tesi, ha pronunciato un'arringa149 ; essere colto in flagrante, pour rendre une évidence : essere in flagrante contraddizione150 ; requisitoria, pour définir simplement un long reproche ou une récrimination : mi ha fatto una requisitoria che non finiva più151 ; verdetto, qui prend le sens de jugement : attendere il verdetto della propria storia152.

Dans tous ces exemples, le sens technique du terme juridique a été atténué lors du transfert vers le langage courant, il relève de la connivence entre interlocuteurs, il demeure, mais sous-jacent. Ces termes acquièrent, pour ainsi dire, un sens «neutralisé»153 du premier sens juridique.

En outre, il arrive que des termes juridiques gardent leur sens technique dans le langage courant, mais que ce deuxième sens diffère de celui qu'ils possèdent dans le contexte juridique. Exemple éclairant, le terme compromesso154 indique, dans le Code de procédure civile (art.806), l'accord préliminaire à un arbitrage. Dans l'usage courant, il correspond au contrat préliminaire de vente d'un bien immeuble155; en italien juridique, contratto preliminare156.

Par le terme la legittima 157, le langage courant désigne la part d'héritage, la quota riservata ou la quota di riserva, que la loi réserve aux enfants et à l'époux de la personne décédée. Ce concept est dénommé autrement dans le langage juridique, le terme successione legittima158 désigne la succession en l'absence de testament de la personne décédée de cuius. Dans ce cas, le dispositif prévoit le partage de l'héritage entre les personnes ayant des liens de parenté avec le défunt en présumant que, si celui-ci avait rédigé son testament, il les aurait nommées. Par ailleurs, le concept auquel fait allusion l'usage familier entre en jeu dans ce que les juristes appellent la successione necessaria ou successione dei legittimari.159 Le but de ce dispositif est d'assurer aux enfants, à l'époux et aux autres parents, une part d'héritage, quota di reserva, dite en français quotité disponible, que la loi a déterminée, même si la volonté du défunt était autre. Ce sens détourné est, du reste, source de problèmes en cas de testament olographe, quand la personne écrit spontanément, au fil de la plume : Lascio a mia moglie la legittima.160

Ces deux derniers exemples se réfèrent à des réalités tout à fait courantes, réglées par le droit : l'achat ou la vente d'un bien immobilier, l'héritage. L'usage familier détourne le signifié juridique des deux termes161. La question qui reste sans réponse est celle qui consiste à savoir, cas par cas, comment et pourquoi ce phénomène se produit. L'on peut avancer que la concision des deux expressions familières favorise leur utilisation. Le peuple et l'usage sont pleins de bon sens.

Notes
113.

M.A.Cortellazzo, «Lingua e diritto in Italia. Il punto di vista dei linguisti» in: L.Schena (dir), La lingua del diritto, Rome, 1997, pp.35 - 50.

114.

N.Zingarelli, Il Nuovo Zingarelli.Vocabolario della lingua italiana, Milan, 1991

115.

Ibid. p.43-44. L'auteur reporte à titre d'exemple tous les mots commencant par «A» qui sont considérés comme des mots juridiques ou qui appartiennent à des expressions juridiques : abbandono, abbreviato, abbreviazione, abigeatario, abigeato, abigeo, ab intestato, abitazione, abituale, ablazione, abrogare, abrogatario, abrogazione, abuso, accendere, accensione, accertamento, accertare, accessione, accessorio, accettante, accettare, accollante, accollare, accollatario, accollato, accollo, accomodante, accomandatario, accomandita, accompagnamento, accompagno, accordo, accrescimento, accrezione, accusa, accusare, acquiescenza, acquisito, acquisto, addurre, adeguamento, adempimento, adescamento, adire, adizione, ad nutum, adottando, adottante, ad quem, affare, affidabilità, affidamento, affidatario, affiliazione, affrancazione, affratellamento, aggiottaggio, aggravante, aggravato, a latere, albinaggio, alea, aleatorio, alibi, alienamento, alienazione, alienità, alimentare, alimentario, alinea, alleanza, allivellare, allivellazione, allografo, alluvione, alterazione, alternativa, alternativo, alto, ambasciata, ambasciatore, ambulatorio, ammenda,amministrazione, ammonire, ammonizione, amnistia, angaria, animus, annullamento, annullare, anonima, anonimato, anonimo, antefattto, anticostituzionale, anticresi, antisindacale, appalto, appellare, appellativo, appellato, appello, appendizie, appoggio, apportare, apporto, apprendista, apprendistato, appropriazione, approvare, approvazione, aquilino, arbitraggio, arbitrale, arbitramento, arbitrato, arbitratore, arbitro, archiviare, archiviazione, arresto, arringa, asse, assegnare, assemblea, assenso, assente, assenza, asseverare, asseverazione, assicurante, assicurare, assicurativo, assicurato, assicuratore, assicurazione, assistenza, assoluzione, assolvere, assumere, assuntore, astenere, astratto, atimia, atipico, attentato, attenuante, atto, attore, attorio, attributivo, autarchia, autarchico, autenticare, autocalunnia, autodenuncia, autodichia, autore, autorità, autorizzazione, autotutela, avocare, avocatorio, avocazione, avulsione, avversario, avviso, azionabile, azione..

116.

G.Cornu, op.cit., 1990, p.72.

117.

Cf. M.Gotti, I linguaggi specialistici, Florence, 1991,p.56.

118.

M.Baldini, Parlar chiaro, parlar oscuro, Rome,/Bari, 1989, p.91.

119.

T.De Mauro, Guida all'uso delle parole, Rome, 1991, pp.149-183.

120.

M.E.Piemontese, M.T.Tiraboschi, «Leggibilità e comprensibilità dei testi della Pubblica Amministrazione. Strumenti e Metodologie di ricerca al servizio del diritto a capire testi di rilievo pubblico», in : E. Zuanelli, Il diritto all'informazione in Italia, Rome, 1990, pp.225-246.

121.

N.Zingarelli, Il Nuovo Zingarelli.Vocabolario della lingua italiana, Milan, 1991.

122.

F.Del Giudice, Dizionario giuridico corredato da riferimenti legislativi e confronti interdisciplinari, 1992 ; Enciclopedia Garzanti del Diritto, Milan, 1993 ; G.Palmieri, Dizionario dei termini giuridici, Milan, 1993.

123.

G.Cornu a repéré dans son analyse du langage du Code civil français 150 mots d'appartenance juridique principale qui sont également utilisés dans le langage courant. Le juriste français précise toutefois que son calcul est approximatif (op.cit., 1990, pp.69-75).

124.

G.Cornu, op.cit.,1990, p.72.

125.

F.Del Giudice, op.cit.,1992, p.128.

126.

Sentenza 5/5/1992.

127.

G.D'Anna, D.I.R., Florence, 1989, p.186.

128.

Contratto «A utilizzarsi in Paesi extra U.E.», p.8.

129.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.443.

130.

F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.560.

131.

G. D'Anna, op.cit.,1989, p.783.

132.

F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.1227.

133.

G.D'Anna, op.cit., 1989,p.1863.

134.

Les dictionnaires utilisés sont : G.D'Anna, D.I.R., Sintesi, Florence, 1989 et N. Zingarelli, Il Nuovo Zingarelli.Vocabolario della lingua italiana, Zanichelli, Milan, 1991, Xe édition.

135.

F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.672.

136.

Compravendita 27/11/1998.

137.

G.D'Anna, D.I.R., Sintesi Florence, 1989, p.973.

138.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.916.

139.

Sentenza 7/6/1991.

140.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.916.

141.

Ibid., p.1503.

142.

Ibid., p.1503.

143.

Ibid., p.1773.

144.

Sentenza 31/3/1992

145.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.1773.

146.

G.Palmieri, Dizionario dei termini giuridici, Milan, 1993.

147.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.2131.

148.

Ibid., p.57.

149.

Ibid., p.147.

150.

Ibid., p.739.

151.

Ibid., p.1503.

152.

Ibid., p.2131.

153.

G.Cornu, op.cit., p.72.

154.

G.Lazzaro, «Diritto e linguaggio comune» in : Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, vol.35, 1981, p.172.

155.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.415.

156.

G.Palmieri, op.cit., 1993, p.142.

157.

N.Zingarelli, op.cit.,, 1991, p.1033.

158.

F.Del Giudice, Dizionario giuridico, 1992, p.1203

159.

Ibid., p.712

160.

G.Lazzaro, op.cit.,1981, p.172.

161.

Ibid., p.172.