La polysémie externe : du langage courant au langage juridique

Le cas inverse se présente souvent162, quand un terme courant est utilisé avec une acception particulière dans le contexte juridique. Il est fréquent que le droit, pour faire face à ses besoins, utilise des mots courants qui gardent leur sens principal, mais qui se chargent de toute une série de précisions et acquièrent ainsi un caractère plus technique163. Citons, à titre d'exemple errore, qui implique dans le langage courant l'éloignement de la vérité, de ce qui est juste et correct.164 En droit civil, il s'agit d'une fausse représentation de la réalité, constituant un vice de la volonté et entraînant la nullité de l'acte juridique.165 Affinità166, qui reflète167 la ressemblance, la conformité, désigne la parenté par alliance168 dans le contexte juridique. Et encore :

Ainsi, dans le D.L. n. 416 du 30 décembre 1989, art.3, alinéa 4, il est précisé que les forces de police ne peuvent pas refuser l'entrée sur le territoire national aux mineurs étrangers qui vont être placés ou adoptés : Salvo quanto previsto dalla legge 4 maggio 1983, n.184, recante norme sulla disciplina dell'adozione e dell'affidamento dei minori, gli uffici di polizia di frontiera devono respingere dalla frontiera (…) ;

Dans d'autres cas, le sens est plus restreint dans le contexte juridique tout en restant fondamentalement le même. C'est le cas, par exemple, de causa, opposizione, vizio. Causa exprime dans le langage courant, l'origine et le motif d'un fait. Dans le domaine juridique, lors d'un procès, ce terme désigne le fait dont on recherche la cause. Il correspond par conséquent à la matière du litige et par extension, au procès.174 Aussi peut-on lire dans un jugement : La causa previa pronuncia di inammissibilità del reclamo proposto (…)175.

Dans le langage courant, vizio176 reflète un défaut, un manque, une imperfection ; en droit, l'idée de défaut est conservé, puisque le terme désigne le manque de conformité à certaines dispositions de la loi.177 Ainsi, lors d'un jugement, la partie demanderesse fait valoir comme argument en sa faveur la non-conformité de la marchandise : Innanzitutto rilevava che la merce era stata consegnata con notevole ritardo ; precisava inoltre che la stessa presentava vizi gravi consistenti (…)178.

Dans les transferts de propriété comme dans les querelles de voisinage, les textes font la distinction entre proprietà et possesso :

‘Dichiara e garantisce la parte venditrice che quanto venduto è di sua assoluta proprietà e disponibilità, libero da pesi, vincoli, ipoteche, trascrizioni pregiudizievoli e diritti di terzi in genere e come tale lo trasferisce da oggi, immettendo la parte acquirente nel giuridico e materiale possesso, con ogni accessorio, accessione (…).182

Cette distinction n'existe pas183 dans le langage courant. En effet, proprietà (art.832 du Code civil) désigne le fait de posséder quelque chose, et plus précisément : il diritto di godere e disporre delle cose in modo pieno ed esclusivo entro i limiti e con l'osservanza degli obblighi stabiliti dall'ordinamento giuridico. Parallèlement, possesso désigne la simple jouissance d'un bien que l'on detienne le droit de propriété ou non. La même distinction existe en français juridique entre «propriété» et «possession».184

Nombreux sont les termes appartenant au langage courant qui se voient attribuer une plus grande précision une fois utilisés dans le contexte juridique. Une multitude d'exemples pourrait corroborer ces remarques : abbandono, abuso, difetto, esercizio, forma, interesse, incapacità… Ces mots ne sont pas immédiatement perçus par le profane comme des termes juridiques, aussi est-il incapable d'en apprécier le sens technique. Parfois, le texte de loi précise le sens d'un terme courant qu'elle utilise. Par exemple, à l'art.932 du Code civil, nous trouvons la définition de tesoro (trésor). Un tesoro selon la loi italienne se définit ainsi : Tesoro è qualunque cosa mobile di pregio, nascosta o sotterrata, di cui nessuno può provare di essere proprietario (…). Toujours dans le domaine des droits réels, à l'art.810 du Code civil, le législateur donne la définition de beni (biens) et à l'art.812, il distingue les biens mobiliers des biens immobiliers. Il affirme : sono beni le cose che possono formare oggetto di diritti. Le texte continue :

‘Sono beni immobili il suolo, le sorgenti e i corsi d'acqua, gli alberi, gli edifici e le altre costruzioni, anche se unite al suolo a scopo transitorio, e in genere tutto ciò che naturalmente o artificialmente è incorporato al suolo. Sono reputati beni immobili i mulini, i bagni e gli altri edifici galleggianti quando sono saldamente assicurati alla riva o all'alveo e sono destinati ad esserlo in modo permanente per la loro utilizzazione. Sono mobili tutti gli altri beni. ’

Ces définitions très utiles contribuent de façon remarquable à la clarté du discours, mais le législateur italien utilise rarement cet outil. En revanche, ce procédé est caractéristique de la démarche juridique anglaise. En effet, le législateur anglais est méfiant par nature des règles générales qui vont à l'encontre de la tendance procédurale et casuistique du droit. Ainsi, il préfère souvent fournir la définition d'un mot courant, afin d'en limiter la portée185.

Dans tous les cas qui viennent d'être évoqués, il est possible de déduire la signification d'un terme en se référant au vocabulaire général. La polysémie externe pose pourtant de réels problèmes en termes de communication. Il arrive que le lien entre le sens courant et le sens spécialisé soit ténu, quasi inexistant, et le terme spécialisé peut sembler alors un simple homonyme du mot courant. Par exemple, le terme italien comparsa désigne, dans le langage courant, atto, effetto del comparire186, alors que, dans le contexte juridique, il définit le document par lequel, dans un procès civil, une partie expose ses raisons par l'intermédiaire de son défenseur187. Le français dit «mémoire». De même, attore188 ne désigne pas le personnage principal d'une action quelconque, mais le «demandeur», la partie qui prend l'initiative d'entamer une action en justice. Cette initiative se concrétise dans sa demande : il agit en affirmant l'existence d'une situation et d'une norme qui le protège, déclarant ainsi vouloir l'application de la norme et l'intervention de la justice189.

La colpa190 exprime dans le langage courant, la responsabilité juridique ou morale à la suite d'une action coupable191; le mot a, en droit civil, le sens de toute forme d'imprudence, de négligence ou d'inexpérience dont la personne ayant causé le préjudice s'est rendue responsable avec l'action ou l'activité à l'origine du dommage192. Et en droit pénal193 (art.43 du Code pénal), ce terme acquiert un autre sens. Il est utilisé pour indiquer les intentions et l'attitude de la personne qui commet un délit. Ainsi, la colpa qui correspond à la «faute», s'oppose dans le contexte juridique, au dolo (le «dol»).

Le terme servitù est présent dans tous les contrats de vente immobilière, dans la formule utilisée pour le transfert de la propriété :

‘Quanto in oggetto viene compravenduto nello stato di fatto e di diritto in cui attualmente si trova, ben noto alla Parte Acquirente, così e come la Parte Venditrice lo possiede ed ha il diritto di possederlo, con tutti gli annessi e connessi, adiacenze e pertinenze, usi, diritti, ragioni ed azioni, servitù attive e passive se ed in quanto esistenti, a corpo, tutto incluso194.’

Il ne définit pas la condition de celui qui doit servir ou qui est en état d'esclavage ou de sujétion195, mais désigne un droit réel qui pèse sur un terrain au profit d'un autre terrain appartenant à un propriétaire différent. Du reste, le législateur donne une définition du terme à l'art.1027 et nous dit :

‘La servitù prediale consiste nel peso imposto sopra un fondo per l'utilità (c.1074) di un altro fondo appartenente a diverso proprietario.’

L'équivalent français «servitude» recouvre, du reste, le même sens dans le contexte juridique ; il désigne en droit civil : la charge imposée à un immeuble, bâti ou non bâti, au profit d'un autre immeuble appartenant à un propriétaire distinct 196.

Pour revenir au Droit des personnes, le terme alimenti (aliments) désigne, dans le langage courant, la nourriture, tandis que dans le contexte juridique (art.433 à 448 du Code civil), il englobe tout ce qui est nécessaire à l'existence, c'est-à-dire non seulement la nourriture, mais aussi les frais pour le logement, l'habillement, la santé, l'education, l'entretien… Le français fait la même distinction197. Qui plus est, en français comme en italien, ces termes ont des synonymes juridiques : le français dit pension alimentaire et l'italien, assegno alimentare. L'exemple d'alimenti contredit le lieu commun selon lequel le signifié juridique d'un terme de double appartenance est plus restreint dans le langage juridique que dans la langue courante198.

Citons encore quelques exemples de termes ayant un sens différent dans le contexte juridique. En droit civil, le terme assenza199 (absence) désigne, conformément à l'art. 48 et suivants du Code civil, la situation d'une personne qui a disparu depuis longtemps de son domicile, et qui ne donne plus de ses nouvelles. Le laps de temps que dure «l'absence» est déterminé par la loi. Dans le langage courant, il indique le fait pour une personne de ne pas être là où elle devrait se trouver.

Dans le langage de la procédure, soccombente désigne la partie dont les demandes et les requêtes, lors d'un procès, sont jugées comme partiellement fondées ou infondées200. Ainsi, dans les jugements examinés : Le spese di causa seguono la soccombenza e vengono liquidate come in dispositivo201. Dans l'usage courant, soccombente définit la personne ou la chose qui cède, qui perd, voire qui meurt202.

Toutes ces occurrences permettent d'affirmer que ce langage qui se veut technique n'en présente pas moins, bien souvent, un nombre important d'ambivalences, de polivalences. L'ambiguïté est le prix que le langage juridique paie pour avoir renoncé à créer une terminologie totalement différente de la langue courante203.

Ce piège n'existe pas tant que le latin était la langue du droit, mais dès lors que la langue du quotidien s'impose, des dérives sont possibles. Cette polysémie, aussi bien interne qu'externe, n'est pas en soi un trait négatif, nous tenons à le préciser. Certes, la nature de ce langage étroitement lié à la vie sociale, un langage géré par une multitude de personnes (politiques, législateurs, juges, avocats, administrateurs, juristes, universitaires et les justiciables), peut difficilement être univoque. Mais il n'y a pas lieu de condamner ces emplois. Le droit répond à des questions d'aujourd'hui ; il fait face à des réalités mouvantes et s'essaie à résoudre les questions qui risquent d'ébranler à court, moyen et long terme, les assises du corps social. Ce n'est pas une mince affaire. Et sans doute le législateur, le juge, peuvent-ils difficilement pallier l'ambiguïté intrinsèque du langage juridique. Aussi, il nous paraît difficile de partager l'opinion de L.Ferrajoli204, juriste italien, qui exprime un propos désabusé à ce sujet, quand il dit :

‘«Il n'est pas difficile de constater que la doctrine juridique courante ne correspond à aucune des exigences que l'on peut attendre d'une doctrine juridique… Son vocabulaire n'a pas le caractère rigoureux et habituellement univoque qui sont les conditions préliminaires du caractère scientifique des concepts exprimés. Si l'on feuillette les encyclopédies monumentales de droit, si l'on consulte les index analytiques des traités les plus complets, on se retrouve confronté à des milliers de termes employés, hier ou aujourd'hui, avec des sens précis et disparates ; beaucoup sont des synonymes que l'on conserve par pure habitude. Pour qui côtoie le droit, l'impression est celle d'un voyage dans la Tour de Babel : chaque juriste a son vocabulaire personnel et passe la plus grande partie de son temps à préciser les différences qui existent entre le sien et celui de ses confrères».’

Sans doute, tous les usagers de langages spécialisés, dans des domaines différents, ont-ils aussi parfois envie d'écrire sur le même ton. S'il y a une «Tour de Babel», c'est que chaque citoyen exerce sa liberté d'être autre, de ne pas entrer dans un moule qui imposerait ses contraintes à tous les citoyens. Mettre en relief les «différences », les nuances entre les termes est une exigence nécessaire et redoutable. Il y va de la responsabilité du législateur, de l'interprétation du juriste, de l'acceptation volontaire de la loi au fil du quotidien.

Avant d'abandonner le domaine broussailleux du vocabulaire, il est bon de mettre en relief d'autres pistes, prometteuses. Le corpus montre que le vocabulaire juridique a recours aux spécificités de la langue italienne, à ce qui lui permet d'être une langue synthétique.

Notes
162.

Cf G.Cornu, op.cit., 1990, pp.75-84 ; J.Darbelnet, «Niveaux et réalisations du discours juridique» in : J.C.Gémar (dir.), op.cit., 1982, pp.55-56 ; J.C.Gémar, op.cit., 1995, vol.II, pp.96-97.

163.

Cf. J.C.Gémar, op.cit., 1995, II vol., p.96.

164.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.664.

165.

G.Palmieri, Dizionario dei termini giuridici, Milan, 1993, p.196.

166.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.38.

167.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.38.

168.

G.Palmieri, op.cit., 1994, p.22.

169.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.41.

170.

En français : placement des mineurs.

171.

F.Del Giudice, op.cit., 1992,p.36.

172.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.304 en français : capacité.

173.

Sentenza 19/3/1991.

174.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.335, et F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.209.

175.

Sentenza 19/3/1991.

176.

A.D'Anna, op.cit., 1989, p.1995.

177.

Ibid.

178.

Sentenza 31/3/1992.

179.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.1238.

180.

F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.840.

181.

Sentenza 5/5/1992.

182.

Contratto 27/11/1998.

183.

Cf. N.Zingarelli, op.cit., p.399.

184.

Cf. R.Gullien, op.cit., p.178 et p.339.

185.

M.Sparer, «Pour une dimension culturelle de la traduction juridique», in : Méta, 24/1, 1979, pp.68-94.

186.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.404.

187.

G.Palmieri, op.cit., 1993, p.108.

188.

G.D'Anna, op.cit., 1989, p.175.

189.

Les normes qui règlent cette procédure se trouvent aux articles 165, 125, 171, 290 du Code de procédure civile.

190.

Cf. P.Petta, «Il linguaggio del legislatore» in : Quaderni regionali, XIII, 1994, p.1305.

191.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.399.

192.

F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.244. Les articles qui s'occupent du concept de colpa en droit civil sont les articles 1176, 1218, 1227, 1229, 1338,2043 du Code civil.

193.

Cf. F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.244.

194.

Contratto 14/11/1994.

195.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.1780.

196.

R.Guillien (dir.), Lexique de termes juridiques, Paris, 1985,p.409.

197.

Ibid., p.25.

198.

Cf. G.Lazzaro, «Diritto e linguaggio comune» in : Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, vol.35, 1981, p.172.

199.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.138.

200.

Ibid., p.1823.

201.

Sentenza 3/10/1996.

202.

N.Zingarelli, op.cit., 1991, p.1823.

203.

Cf. M.A.Cortellazzo, op.cit., 1997, p.45.

204.

L.Ferrajoli, Teoria assiomatizzata del diritto, Milan, 1970, p.2 : Non è difficile constatare che la dottrina giuridica corrente non soddisfa nessuno dei requisiti che comunemente si richiedono ad una disciplina giuridica… Il suo vocabolario infine manca di quel carattere di rigore e di univocità che rappresentano le prime e pregiudiziali condizioni della consistenza scientifica dei concetti da essa impiegati. (…) Se si sfogliano le monumentali enciclopedie del diritto o si guardano gli indici analitici anche dei più compendiosi trattati, ci si trova davanti a migliaia di termini, che sono impiegati o sono stati impiegati nei sensi più univoci e disparati, e di cui molti sono sinonimi che si mantengono per pura abitudine. Si ha l'impressione, occupandosi di diritto, di muoversi in una torre di Babele : ogni giurista ha un suo vocabolario personale, e dedica la maggior parte della sua opera ad individuare le differenze con quello degli altri.