La nominalisation est un phénomène très courant dans tout langage spécialisé.241 Elle consiste en l'utilisation d'un substantif à la place du verbe pour exprimer des concepts relevant d'actions ou de processus. Cet usage plus fréquent de substantifs dans les discours spécialisés entraîne une diminution du nombre des formes verbales.
Il est possible d'établir un parallèle entre cette dérivation du substantif à partir du verbe et le processus de déduction par lequel les scientifiques précisent les résultats de leurs recherches : la nominalisation, par analogie, transpose dans le langage leurs modes d'expression242. Un premier passage, tiré du corpus de textes juridictionnels, permet d'illuster ce fait :
‘La causa veniva rimessa al Collegio per la soluzione delle questioni pregiudiziali, con ordinanza del 29 maggio 1987, veniva rimessa in istruttoria per l'espletamento dell'interrogatorio formale deferito dalla convenuta alla Morra sulla circostanza, attinente alla questione pregiudiziale della competenza territoriale.243 ’Dans le premier cas, l'affaire est soumise au Collège pour qu'il résolve les questions préjudicielles ; l'usage de soluzione au lieu de per risolvere ou perché risolvesse, permet de mettre l'accent sur le résultat du travail que le Collège doit accomplir, et non sur le processus à suivre pour parvenir à ce résultat. Il en va de même pour espletamento en lieu et place d'espletare.
Il convient de préciser que la nominalisation n'est pas un phénomène exclusif aux langages spécialisés. Comme l'affirme M.L.Altieri Biagi, «le style nominal est un phénomène macroscopique dans la langue de notre siècle, à la fois dans la langue littéraire (…), et dans la langue technique et scientifique (…)».244 La tendance actuelle à la nominalisation caractérise l'écrit comme l'oral. D'après ce chercheur, seules les motivations de ce choix sont différentes : dans le langage littéraire, l'usage du style nominal répond à des exigences stylistiques ; dans le langage standard245 (écrit et oral), il est le résultat d'exigences économiques ; dans le langage technique et scientifique, c'est une question de raisons référentielles. Cette interprétation est sans doute limitative, car l'expression synthétique permettant de réaliser une économie de moyens linguistiques est un paramètre de première importance, non seulement dans la langue standard, mais aussi dans tout langage spécialisé.
Par ailleurs, la nominalisation est une forme extrême de dépersonnalisation de l'énoncé, la transformation de la forme verbale en nom permet de «transformer en chose» l'action et le processus, et de rendre donc de moins en moins présent le sujet de l'action. Ceci nous ramène à la notion d'auteur invisible du langage juridique.
Dans les études quantitatives qui ont été faites sur des langages spécialisés anglais, il s'est avéré que, dans les textes spécialisés, la place du nom est prépondérante par rapport à des textes non spécialisés246 : le rapport est de 28 % pour les textes non spécialisés, et de 44 % pour les autres. Les études mentionnées ne concernent pas le langage juridique. A notre connaissance, la seule étude italienne quantitative menée sur le sujet est celle de G.Policarpi et M.Rombi247, qui procédent à une analyse systématique des cas de nominalisations rencontrés dans leur corpus. Ils concluent que «la nominalisation caractérise surtout deux domaines sociolinguistiques : les essais et le langage politique (sans compter les formulaires administratifs destinés au public)». Les recherches sur la question sont donc unanimes : le style nominal caractérise fortement l'ensemble des langages spécialisés.
Pour ce qui est du langage juridique écrit, cette possibilité répond aux exigences de neutralité et de concision spécifiques. La nominalisation facilite aussi la qualification de l'action et la création de syntagmes complexes. Dans notre corpus, ce trait apparaît dans tous les types de textes : lois, jugements et contrats. Le juriste privilégie le style nominal pour pouvoir qualifier et spécifier davantage le syntagme nominal ainsi obtenu. Citons quelques exemples :
‘La causa veniva rimessa al Collegio per la soluzione delle questioni pregiudiziali, con ordinanza del 29 maggio 1987, veniva rimessa in istruttoria per l'espletamento dell'interrogatorio formale deferito alla Morra sulla circostanza248 au lieu de per risolvere le questioni et de per espletare l'interrogatorio ;Dans ces quelques exemples, il est aisé de remarquer que le recours à la nominalisation ne permet pas toujours de diminuer le nombre des composants de l'énoncé. Il suffit de prendre le dernier exemple choisi et de constater qu'avec la nominalisation du verbe redigere, le rédacteur a besoin de recourir à l'article pour redazione, et à la préposition articulée, pour introduire la spécification, soit trois éléments contre deux dans la phrase à forme verbale. Il en va de même pour les autres exemples. N'est-ce pas contredire l'importance du facteur «économie» maintes fois souligné ?
Le recours à la nominalisation peut avoir d'autres motivations, dont celles de nature textuelle. En effet, la nominalisation permet une progression des informations plus naturelle : la reprise des éléments connus, en position de thème, sous une forme linguistique différente conduit à la répétition des nouvelles informations254. L'organisation textuelle ne peut qu'en bénéficier, et de ce fait la cohésion du texte n'en est que plus grande. Un exemple permet d'illustrer notre propos :
‘L'espulsione è disposta dal prefetto con decreto motivato e, ove lo straniero risulti sottoposto a procedimento penale, previo nulla osta dell'autorità giudiziaria. Dell'adozione del decreto viene informato immediatamente il Ministero dell'Interno255.’Le syntagme nominal adozione del decreto de la deuxième phrase reprend le rhème de la première, è disposta dal prefetto con decreto motivato…, en y ajoutant d'autres informations. Des illustrations de cette «stratégie» de rédaction existent dans le corpus.
Après avoir affirmé que le recours à la nominalisation permet au rédacteur d'économiser les éléments linguistiques de la phrase, de qualifier et de spécifier les syntagmes obtenus, d'améliorer la cohésion du texte grâce à une progression plus «naturelle» de l'information, il convient d'ajouter encore une autre raison fonctionnelle.
Cet usage permet au rédacteur d'objectiver sa pensée, de la présenter et comme réelle et comme la seule possible. Il faut pas garder à l'esprit que les rédacteurs de documents juridiques, en raison de leur rôle, présentent souvent la réalité de façon objective, ce qui explique que le juge recourt plus volontiers au style nominal dans le récit des circonstances de la cause (svolgimento del processo) et dans l'exposé des motifs de la décision (Motivi della decisione). Dans ces deux parties du jugement, il présente la réalité, et la décision prise comme objectives. Voici, dans la sentenza 17/11/1994, la partie où le juge rédacteur expose les motifs de la décision prise :
‘Tale tesi però non è condivisibile e scaturisce da una arbitraria ed errata commistione di norme di legge e di norme negoziali, per la cui corretta interpretazione ed applicazione è opportuno tener presente le seguenti brevi considerazioni.’En définitive, le style nominal caractérise surtout le langage administratif256, beaucoup moins le langage législatif et juridictionnel.
Le recours important à la nominalisation dans les textes administratifs est également souligné par les récentes études257 consacrées au style du langage de l'Administration en Italie où l'on recommande d'éviter cet usage parce qu'un énoncé verbal est plus clair et plus direct qu'un énoncé nominalisé. Toute forme verbale exige l'indication de la personne, la spécification du nombre (singulier ou pluriel), le temps, le mode, la forme (active ou passive), rend l'énoncé plus précis, plus concret. Ainsi, la nominalisation, est pour le juriste, un outil supplémentaire pour «dépersonnaliser» le texte.
Cf. J.C.Sager, D.Dungworth, P.F.McDonald, English Special Languages, Wiesbaden, 1980, et M.L.Altieri Biagi, G.Devoto, La lingua italiana, Turin, 1968, pp.304-305, pp.323-326 ; M.Gotti, op.cit.,1991, pp.76-81., A.A.Sobrero, «Lingue speciali» in : A.A.Sobrero, Introduzione all'italiano contemporaneo. La variazione e gli usi, Rome/Bari, 1999,p.249.
M.Gotti, op.cit.,1991, p.76.
Sentenza 7/6/1991.
M.L.Altieri Biagi, G.Devoto, op.cit.,1979, p.304.
M.L.Altieri Biagi parle de lingua usuale ; dans ce travail, l'expression langue standard est utilisée dans la même acception, c'est à dire la langue dont tous les locuteurs se servent habituellement.
J.C.Sager, D.Dungworth, P.F.McDonald, op.cit.,Wiesbaden,1980.
G.Policarpi, M.Rombi, «Usi dell'italiano. La nominalizzazione» in : A.Franchi De Bellis, L.M.Savoia, Sintassi morfologia della lingua italiana. Teorie e applicazioni descrittive, Rome, 1985 ; L.M.Savoia, Rome, 1985, p.403 : il periodo nominale caratterizza soprattutto due aeree sociolinguistiche : la saggistica e il linguaggio politico (compresi i moduli degli uffici destinati al pubblico), cité par G.Basile, «Storie e caratteristiche dell'italiano burocratico», in : Novecento, 1, 1991, pp. 32-33.
Sentenza 7/1/1991.
Sentenza 17/11/1994.
Sentenza 27/11/1990.
Décret n.237 du 24 juillet 1990, art. 4, alinéa 1.
Mandato di Agenzia,.
Circulaire n. 60326/7.463 du 7 janvier 1991 du ministère de la fonction publique.
Cf. M.Gotti, op.cit., 1991, p.78.
D.L. n. 416 du 30 décembre 1989, art.7, alinéa 4.
Cf. A.A.Sobrero, Introduzione all'italiano contemporaneo. La variazion e gli usi, Rome/Bari, 1999, p.262, et G.Basile, op.cit.,1991, pp.32 -33.
Presidenza del Consiglio dei Ministri, Codice di stile delle comunicazioni scritte ad uso delle Amministrazioni Pubbliche, Rome, 1993, p.46.