Modalités de l'analyse du texte juridique

L'une des façons de saisir les enjeux consiste à s'appuyer sur le schéma de la communication. L'étude la plus détaillée sur ce type d'application du langage juridique est celle de F.Sabatini, 279 ui date de 1990. Il essaie d'établir une typologie générale des textes d'après le schéma émetteur/récepteur. Le moment de la réception du texte est jugé de première importance : la signification d'un texte se révèle grâce à l'apport, à l'interprétation du récepteur. Toutefois, c'est bien l'émetteur du message qui établit les choix décisifs qui influencent de façon déterminante le discours.

Sur la base d'un seul paramètre, de nature pragmatique, c'est-à-dire le degré de contraintes que l'émetteur impose au destinataire, F. Sabatini distingue trois catégories280 :

  1. les textes au discours très contraignant : textes scientifiques, textes normatifs, textes techniques ;
  2. les textes au discours moyennement contraignant : textes expositifs (traités et manuels de travail) et textes informatifs;
  3. les textes au discours peu contraignant : textes littéraires.

Ainsi cette analyse inclut, dans la catégorie des textes normatifs, ceux qui ont ont une fonction prescriptive, notamment les lois, les décrets, les règlements et les écrits de même nature, tels que les jugements, les actes administratifs, les actes judiciaires, les actes notariés et autres. Cette classification présente l'avantage de ranger dans deux catégories différentes les textes juridiques de nature et finalités différentes : les métatextes de doctrine juridique font partie de la catégorie à caractère moyennement contraignant ; les textes législatifs sont normatifs ; ce sont des discours très contraignants.

Ces distinctions mettent en évidence le caractère très diversifié des lois, des jugements et des écrits de doctrine juridique, que l'on pourrait imaginer similaires en raison de leur contenu. Le langage juridique n'est pas un ensemble monolithique. Comme tous les autres langages spécialisés281, il présente plusieurs facettes et il offre de multiples réalisations. Qui plus est, l'importance du droit dans la société et son implication croissante dans toutes les étapes de la vie de chacun détermine une variété considérable de textes. Toutefois, dans cette taxinomie, le texte législatif, étant un texte normatif, est considéré comme un texte très contraignant, caractérisé par une grande précision dans la formulation pour que le destinataire ne puisse se méprendre sur l'intention de l'émetteur. Ce trait ne correspond pas aux caractéristiques fondamentales de la norme : généralité et abstraction. La norme est conçue pour «résister aux différentes époques» ; il faut que chaque personne appelée à l'interpréter puisse l'appliquer au moment voulu sans trahir son esprit. C'est ainsi que souvent le législateur, lorsqu'il utilise des expressions impliquant des jugements de valeur, ne donne aucune indication précise des paramètres à utiliser. Ainsi, la marge de liberté dans l'interprétation dont jouit le pouvoir juridictionnel s'avère très importante.

Il suffit de penser à la notion de comune senso del pudore282et à son évolution au cours des dernières années. Il est question de cette notion à l'art.529 du Code pénal283, qui sanctionne la mise en circulation d'objets obscènes. La norme prévoit une sanction exclusivement pour les objets qui offensent la pudeur d'après le sens commun, et elle précise qu'une oeuvre d'art, tout comme une oeuvre scientifique ne saurait être considérée comme obscène.

On peut prendre également en exemple l'art.84284 du Code civil, dans lequel on précise que le mineur ayant déjà 16 ans peut être admis au mariage pour des raisons graves, à condition qu'il ait atteint la maturité psycho-physique. Mais comment évaluer la gravité des raisons? Et la maturité psycho-physique ?

Cest au juge alors qu'il incombe d'évaluer à une date précise quel est le «sens commun de la pudeur» pour une époque déterminée et pour un lieu déterminé, quelles sont les oeuvres d'art et quelles sont les oeuvres scientifiques ou bien les raisons qui peuvent autoriser un mineur à se marier après avoir vérifié (ou après avoir confié à des experts le soin de vérifier) sa maturité psycho-physique. Le manque d'indications précises est une circonstance si fréquente dans les textes législatifs que l'on parle de «lacune systématique de la loi»285. C'est le propre de la loi que de ne pouvoir prendre en compte toutes les implications et de laisser au juge le soin de l'interpréter et de l'appliquer.

En définitive, il semble difficile d'utiliser la typologie de F. Sabatini, puisque le contexte extra-linguistique doit être considéré comme indispensable à la définition d'un texte juridique.

Notre analyse s'appuie sur différents paramètres ; elle s'intéresse à la construction de ce type de texte au niveau du lexique, de la syntaxe et des choix stylistiques, qui sont autant d'éléments interdépendants. Le but est de repérer et d’interpréter les caractéristiques linguistiques du jugement civil de première instance, du texte législatif et du contrat. Nous avons choisi de ne pas nous intéresser à la terminologie juridique en soi ; il en outre inutile de dresser de longues listes de termes au sens spécialisé, dont les dictionnaires fourmillent et auxquels nous renvoyons le lecteur.

Les différents éléments qui interviennent dans ce mode de communication sont à examiner tour à tour. Dans le type de description choisi, il convient de passer du général, la situation de la communication, au particulier, le texte. Ce dernier est le résultat d'un acte personnel, l'échantillon d'un comportement linguistique spécifique.

Or, il n'y a pas de consensus pour définir les éléments qui servent à l'analyse des relations entre texte et contexte. C'est probablement pour cette raison que tout modèle de facteurs extra-linguistiques servant à l'analyse stylistique et pragmatique du texte reste un modèle ouvert286. Toutefois, la notion de situation de communicationpeut être précisée, et plusieurs approches ont été tentées pour y parvenir.287 Chaque auteur qui s'intéresse aux modes de communication essaie de distinguer plusieurs catégories d'éléments. Mais, dans toutes les approches, il est aisé de reconnaître les six facteurs constitutifs de tout acte de communication, que Jakobson288 a mis en évidence : l'émetteur, le destinataire, le message, le Code, le medium et le référent. Les seuls éléments pris en compte ici en tant que points fondamentaux de notre enquête sont :

  • les participants à la communication, «émetteur du message» et «destinataire» ;
  • l'objet de la communication, le «contenu du message».

En effet, ces éléments déterminent de façon systématique et conventionnelle la structure du texte et en influencent l’interprétation. Pour ce qui est de l'émetteur et du destinataire du message, il convient de préciser différents points : leurs intentions, les relations sociales entre les participants à la communication, les relations entre eux-mêmes et l'objet du message, et enfin les domaines d'activité concernés.

D'autres facteurs jouent un rôle important dans la réalisation du texte: le lieu, le temps et le medium. Il convient de spécifier que, dans notre analyse, nous nous limiterons à analyser essentiellement le dernier de ces éléments. Le lieu est toujours un facteur clé pour la compréhension, lorsque l'on doit traduire un texte émanant d'un système juridique différent. Il s'avère alors fondamental de situer le lieu de prise de parole pour en comprendre le sens. A chaque pays, correspond une législation différente, des institutions différentes, des usages différents… Saisir ces aspects et ses conséquences permet au traducteur de repérer les équivalences éventuelles dans la langue d'arrivée.

Quant au «temps», il est également important, surtout en matière de traduction juridique, parfois réalisée plusieurs années après la rédaction de l'original. En effet, le laps de temps entre la production du texte et sa traduction est un élément à considérer pour comprendre le texte dans sa globalité et pouvoir opérer les choix les plus pertinents, aussi bien sur le plan terminologique qu'au niveau morphosyntaxique et stylistique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la production législative ne s'arrête jamais et que des changements législatifs peuvent entraîner de nouvelles définitions pour des réalités juridiques identiques, ou prévoir de nouveaux éléments en vue des futures procédures judiciaires. Ces modifications entraînent des changements dans le vocabulaire juridique; elles peuvent l'enrichir, modifier l'emploi et le sens de certains termes ou expressions. Par exemple, le terme extracomunitario qui s'appliquait aux Autrichiens jusqu'en 1994, ne permet plus de les désigner depuis le premier janvier 1995, date à laquelle l'Autriche a rejoint l'Union Européenne.

Il n'est pas question ici de traduire, mais d'analyser. Notre étude est presque synchronique (le corpus est constitué de documents produits au cours des dix dernières années). Ainsi, l'élément temps prend peu de relief dans nos développements.

En revanche, il convient de préciser ce que signifie medium289. Cette catégorie, que l'on nomme également canal ou contact, définit le moyen de communication utilisé par l'émetteur pour atteindre le destinataire. Ainsi, il est possible de distinguer la communication orale (la voix) de la communication écrite (l'écriture). A l'intérieur de cette catégorie, il est possible de distinguer ultérieurement le simple medium du complex medium290. On parle de simple medium lorsque l'on utilise la voix pour que le message soit écouté ou vice versa l'écriture pour que la production soit lue. Ainsi, l'utilisation du moyen de communication est simple. En revanche, on parle de complex medium lorsque, par exemple, le moyen de transmission choisi est l'écriture et que le message écrit, est ensuite destiné à être présenté à haute voix. C'est le cas, par exemple, de la plupart des réponses des ministres français aux questions que les députés posent à l'Assemblée nationale le mercredi après-midi.

Le cas contraire est également possible. C'est celui, par exemple, de la transcription d'un interrogatoire lors d'un procès. Pour ce message oral qui est transcrit, on parle encore de complex medium. Le résultat de l'utilisation du complex medium est une syntaxe typique de la langue écrite dans un message oral, et vice-versa. Toutefois, il n'est pas ici question de situation de communication complex medium. Qu'il s'agisse de jugements, d'actes législatifs, de documents contractuels ou d'actes administratifs, les pièces étudiées sont toutes des textes écrits, destinés à être lus. Dans une production écrite, l'auteur essaie d'être le plus explicite possible et évite, dans la mesure du possible, les éléments implicites dont l'interprétation nécessite le contexte et la connaissance de la situation. Nous vérifierons qu'en conséquence la syntaxe utilisée est inévitablement complexe, riche en subordonnées. Qui plus est, si l'on considère que, dans les documents analysés, il s'agit de droits et de devoirs, on comprend encore mieux la nécessité d'éviter, autant que possible, le non dit. En définitive, dans tous les textes étudiés, le medium est simple.

Les facteurs extra-linguistiques illustrés ci-dessus, ainsi que le texte lui-même, servent à interpréter les traits spécifiques de chaque réalisation examinée : lois, arrêtés, règlements, contrats, jugements et actes notariés. Les contenus de ces actes diffèrent de toute évidence les uns des autres. Le domaine du droit dont il est question détermine chaque fois des choix différents de vocabulaire : droit privé, droit public, droit des entreprises… D'après l'objet du texte, d'autres langages spécialisés peuvent intervenir, puisquele droit concerne une multitude de domaines, ce qui implique le caractère interdisciplinaire du texte juridique. Outre ces aspects variables, il existe une structure conventionnelle et codifiée pour chaque catégorie de texte. La connaîtrepermet de s'orienter à l'intérieur d'un texte et d'en comprendre plus facilement le contenu. Décrire la structure conventionnelle de chaque catégorie de textes soumis à l'étude dégage par avance le canevas du contenu. La forme du texte choisie contribue à la constitution du sens : ce n'est pas un complément artificiel du contenu et, dans le contexte juridique, elle est aussi essentielle que le contenu. L'étude des différentes parties de la structure met en relief les marques linguistiques qui découlent de la fonction que chaque texte remplit. Ces marques fonctionnelles déterminent également le style de rédaction. Notre analyse prend en compte : l'émetteur et le destinataire du texte, la structure des différentes parties et leur fonction, et l'analyse stylistique des différentes réalisations.

Existe-t-il un style collectif de rédaction propre aux textes législatifs, aux textes juridictionnels et aux contrats ? Le texte juridique porteur d'un message, peut être exprimé de plusieurs façons en fonction du contexte extra-linguistique et de la structure. Toutefois, le rédacteur, quels que soient les facteurs extra-linguistiques, la structure codifiée et les fonctions de chaque catégorie de textes, peut faire des choix parmi toutes les possibilités d'expression que la langue lui offre. Ce n'est pas le lieu de s'intéresser aux marques que chaque législateur, chaque juge ou chaque juriste imprime à son texte ; souligner les marques communes à tous ces textes relève de notre analyse.

Dans l'introduction de cette étude, nous avons présenté les réflexions des linguistes belges sur l'existence d'un style collectif italien. Il s'agit maintenant de vérifier si les traits syntaxiques et lexicaux qui traduisent cette manière commune d'exprimer le réel se retrouvent dans notre corpus. Même s'il est avéré que la structure codifiée, la fonction de chaque texte et le contexte de la situation de communication «brident» considérablement les possibilités de choix, il est passionnant de constater qu'en dépit des «armures» codifiées que le droit impose, en dépit des différents auteurs qui sont à l'origine des différents documents, le caractère baroque de la langue italienne mis en lumière par les chercheurs belges se manifeste.

Dans leur travail, P.Scavée et P.Intravaia utilisent le français et la traduction comme un miroir grossissant capable de faire ressortir les traits de l'italien. Les questions inhérentes à la stylistique comparée feront l'objet d'une autre étude. Il est toutefois évident que, sans l'outil fondamental qu'est la comparaison, il est plus difficile de démontrer le bien-fondé du diagnostic. C'est une gageure. Il n'en reste pas moins que les points de repères syntaxiques et de vocabulaire répertoriés par les chercheurs belges ont leur utilité et mettent en évidence les différentes facettes du caractère baroque de notre langue.

Précisons encore un dernier point fondamental : les trois catégories de textes ici étudiés - le texte législatif, le jugement et le contrat - si différents soient-ils, sont tous des textes normatifs. Il nous a paru important d'examiner les différentes réalisations d'auteurs différents, toujours confrontés à la même nécessité : la formulation d'un message normatif.

Notes
279.

F.Sabatini, «Analisi del linguaggio normativo in una tipologia generale dei testi», in : M. D'Antonio (dir.), Corso di Studi superiori legislativi 1988-1989, Padoue, 1990, pp.675-724. Dans cet article, le linguiste nomme ainsi les différents textes qu'il classe : Testi scientifici, testi normativi, testi tecnici, testi espositivi, testi informativi e testi letterari (p.695).

280.

F.Sabatini, op.cit., 1990, p.42.

281.

M.A.Cortellazzo, Lingue speciali.La dimensione verticale, Padoue, 1990, p.1.

282.

R.Borruso, «L'informatica per la ricerca, la redazione e l'applicazione automatica delle leggi» in : E.Zuanelli (dir.), Il Diritto all'informazione in Italia, Rome, 1990, pp.338-373.

283.

L'art.529 du Code pénal dit : Agli effetti delle leggi penali, si considerano"osceni» gli atti e gli oggetti, che, secondo il comune sentimento, offendono il pudore. Non si considerano oscene l'opera d'arte o l'opera di scienza, salvo che, per motivo diverso da quello di studio, sia offerta in vendita, venduta o comunque procurata a persone minori di anni 18.

284.

L'art.84 du Code civil dit : Età. I minori di età non possono contrarre matrimonio. Il tribunale, su istanza dell'interessato, accertata la sua maturità fisica e la fondatezza delle ragioni addotte, sentito il pubblico ministero, i genitori o il tutore, può con decreto emesso in camera di consiglio ammettere per gravi motivi al matrimonio chi abbia compiuto i sedici anni. (…).

285.

Cf.R.Borruso, op.cit., 1990, p.347.

286.

Cf. D.Crystal, D.Davy, Investigating English Style, London, 1969 et J.House, A model for Translation Quality Assessment, Tübingen, 1977.

287.

Cf. T.A.Van Dik, Testo e contesto Semantica e pragmatica del discorso, Bologne, 1980.

288.

R.Jakobson, Essais de linguistique générale, 1. Les fondations du langage, 1963, p.219-220.

289.

Voir R.Jakobson, Essais de linguistique générale, 1. Les fondations du langage, 1963, p.214.

290.

Voir D.Crystal, D.Davy, Investigating English Style, London, 1969, p.70.