A propos de la neutralité

Comme le juge, le législateur est, de par sa fonction et son statut social au dessus des citoyens. La norme, la règle nous concerne tous : «La legge è uguale per tutti» dit l'adage. Aussi, le législateur doit-il utiliser un langage neutre. Que signifie neutralité dans ce langage ? Tout simplement qu'à la différence d'un écrivain ou d'un poète, le rédacteur ne peut pas laisser transparaître ses émotions. La neutralité est, par ailleurs, l'un des traits fondamentaux de tout langage spécialisé.336A l'instar du juge, qui est tenu, lui aussi, à cette neutralité dans la formulation,le législateur ne doit jamais laisser entrevoir ses émotions ; aucun excès de langage, la sobriété est de mise. Les dispositions prises doivent porter «les marques» du caractère normatif, mais non pas «la marque» du rédacteur. Citons, par exemple, le terme rifugiati (réfugiés), qui revient souvent dans nos textes et qu'il convient de replacer dans le contexte. Dans le D.L. n. 416 du 30 décembre 1989 : Norme urgenti in materia di asilo politico, di ingresso e soggiorno dei cittadini extracomunitari e di regolarizzazione dei cittadini extracomunitari ed apolidi già presenti nel territorio dello Stato) :

‘art.1 Rifugiati, comma 5 : Salvo quanto previsto dal comma 3, lo straniero che intende entrare nel territorio dello Stato per essere riconosciuto rifugiato deve rivolgere istanza motivata e, in quanto possibile, documentata all'ufficio di polizia di frontiera (…).’

Dans le langage courant le terme rifugiato évoque immédiatement l'image de gens misérables, dans le besoin. Dans un texte législatif, ce terme sert à définir les personnes qui fuient leur pays, personnes que l'on appelle également «apatrides de fait», car elles ne peuvent plus - et généralement ne veulent plus - bénéficier de la protection de leur pays d'origine 337. Dans un texte législatif, toutes les images associées à la notion de rifugiato, telles que la pauvreté, le désespoir, le désarroi du réfugié, sont exclues. Seul le signifié juridique est utilisé. La neutralité étant de mise, aucune connotation émotionnelle ne doit être véhiculée.

Cependant, il arrive que le législateur, tout en demeurant impartial, laisse entrevoir, dans le choix même du vocabulaire, des signes de la politique poursuivie par les organismes chargés de légiférer. Cet aspect n'est pas en contradiction avec sa fonction. La loi est la traduction de la volonté de ces organismes et, de toute évidence, elle exprime des choix. Il n'est pas en soi scandaleux que ces résolutions soient visibles.

Ainsi, à l'alinéa 5 de l'art.12 du D.L. du 25 juillet 1998 Disposizioni contro le immigrazioni clandestine (Dispositions contre les immigrations clandestines), il est possible d'entrevoir le jugement négatif de la classe politique envers les personnes qui exploitent les étrangers en condition illégale :

‘5. Fuori dai casi previsti dai commi precedenti, e salvo che il fatto non costituisca reato, chiunque, al fine di trarre un ingiusto profitto dalla condizione d'illegalità dello straniero o nell'ambito delle attività punite a norma del presente articolo, favorisce la permanenza di questi nel territorio dello Stato in violazione delle norme del presente testo unico, è punito con la reclusione fino a quattro anni e con la multa fino a lire trenta milioni. ’

La formulation trarre profitto (profiter de) aurait suffi au législateur pour exprimer le fait que toute personne qui exploite l'illégalité d'un étranger est soumise à une peine de détention, mais il souligne que cette exploitation est injuste par l'usage de l'adjectif ingiusto (injuste), faisant transparaître son opinion. Ainsi, la neutralité est mise à mal par des marques linguistiques qui expriment des choix, reflets de décisions prises en amont.

Dans notre corpus, il est possible de vérifier l'existence d'autres marques qui contribuent à nuancer la neutralité du style. A titre d'exemple, l'analyse ponctuelle des verbes qui servent à exprimer l'interdit dans la loi n.39 du 28 février 1990 338(Normes urgentes en matière d'asile politique, d'entrée et de séjour des citoyens extra-communautaires et de régularisation des citoyens extra-communautaires et apatrides déjà présents sur le territoire national ) donne des résultats intéressants. Précisons que ce décret peut être considéré comme une véritable tentative d'intégration des immigrés dans la société italienne. En effet, il encourage les «clandestins» à demander une régularisation qui leur pemettra de bénéficier de la protection sociale et sanitaire (art.9). En même temps, il instaure un numerus clausus pour les nouveaux immigrants. Cette limitation est arrêtée chaque année sur la base des besoins et des capacités d'accueil du pays (art.2).

Or, le législateur utilise les verbes suivants : non consentire, utilisé trois fois et notamment à l'art.1 Réfugiés, alinéa 4 et alinéa 4 b ; art.7 Expulsion du territoire national, alinéa 10 ; non potere, utilisé deux fois et notamment à l'art.4 Séjour des citoyens extra-communautaires sur le territoire national, alinéa 6, alinéa 11 ; alors que vietare et proibire ne sont jamais utilisés.

Il a paru intéressant de soumettre à la même analyse le D.L. n.286 du 25 juillet 1998, qui peut être considéré comme l'évolution du «Décret Martelli» du point de vue du contenu législatif. Huit ans se sont écoulés entre les deux textes. L'Italie est désormais confrontée à des vagues constantes d'immigration en provenance d'Europe de l'Est et d'Afrique du Nord. Les Italiens sont désormais conscients de leur nouveau rôle de pays d'immigration. Il ne s'agit plus de régulariser les clandestins, mais de réglementer le statut du citoyen étranger «en règle» sur le territoire national. Les problèmes de discrimination sont évoqués pour la première fois évoqués à l'art.43 et à l'art.44. L'analyse aboutit au même type de conclusion : le législateur préfère utiliser des verbes, tels que non consentire (1 fois : art.19 «Interdictions d'expulsion et d'entrée dans le territoire», alinéa 2) et non potere (deux fois : art.4 «Entrée sur le territoire national», alinéa 6 ; art.13 «Expulsion administrative», alinéa 13) pour exprimer l'interdit, et non pas vietare et proibire , qui constituent des modalités assertives plus fortes. Dans cette loi, le verbe vietare n'est utilisé qu'une seule fois (art.6 «Facultés et obligations inhérentes au séjour», alinéa 6).

Du point de vue linguistique, il est possible de justifier ce choix si l'on tient compte du fait qu'en utilisant potere et consentire, le législateur peut indiquer chaque fois le sujet de l'actionet opter pour la forme active du verbe. L'usage de vietare et proibire exigerait l'usage de la forme passive ou le recours à un verbe modal. Chacun sait que la précision est un trait dominant des langages spécialisés et, à plus forte raison, du langage juridique. Toutefois, il paraît significatif que lelégislateur n'ait jamais recours à ces modalités fortes et choisisse toujours le verbe le moins «incisif».

Le «Décret Martelli», comme la loi de 1998, a été très critiqué. Ces deux mesures législatives ont été considérées, tour à tour, comme trop, ou pas assez rigoureuses. Les critiques ont été émises à l'intérieur du pays comme à l'extérieur, de la part des partenaires européens. Il paraît possible de parler à ce propos d'usage «politique» de la langue ; il est primordial d'avoir recours à un style sobre pour ne pas «trahir» les éventuelles divergences et pour «gommer» certains flous du texte législatif339. Un domaine comme celui de l'immigration, l'histoire récente nous le montre clairement, est un sujet délicat qui exige la plus grande prudence.

Par ailleurs, d'autres marques traduisent la «partialité» du législateur.Citons le décret du 9 septembre 1992 concernant les normes de délivrance d'un permis de séjour temporaire aux citoyens somaliens privés du status 340 de réfugié.Dans ce décret, le législateur déclare que la condition humaine et sociale des Somaliens est extrêmement difficile, et qu'il faut prendre de nouvelles mesures. Il affirme :

‘Considerato che il forzato prolungarsi della permanenza in Italia rende insostenibile la condizione umana e socialedei sudditi somali. ’

Certes, les liens traditionnels entrel'Italie et la Somalie expliquent l'attitude du législateur. La formulation du rédacteur est différente lorsqu'il décrit, dans l'arrêté du 2 août 1990, les conditions difficiles dans lesquelles vivent des citoyens extra-communautaires. Dans ce cas, le législateur utilise un langage bien plus neutre et détaché :

‘Visti la lettera n.7863/Gab.3 (…)ravvisando una situazione di emergenza nello stato di degrado in cui versano i millecinquecento cittadini extracomunitari (…).’

Degrado est utilisé pour indiquer une détérioration concernant presque toujours le domaine artistique ou écologique.341 Il est possible de l'utiliser dans un autre contexte, bien que cela soit plus rare. L'utilisation de degrado traduit en quelque sorte le détachement du législateur vis-à-vis de la situation des étrangers. Il est toutefois conscient de sa gravité et prend les mesures nécessaires. En revanche, concernant les mesures prises pour les Somaliens, le choix des mots trahit les sentiments d'empathie du législateur. Au delà de la neutralité imposée, les mots du rédacteur portent les marques de la politique législative du moment. Ici, apparaît un emploi affectif du vocabulaire, que l'on imagine exclu du langage juridique. Ces affirmations ne reviennent pas à contredire la neutralité du législateur. Dans la mesure où nulle phrase humaine n'atteint à la froide objectivité, elles permettent de nuancer l'impartialité du législateur.

Par ailleurs, les marques fonctionnelles de l'impersonnalité du texte législatif ont été mises en relief lors de la description de la structure du texte législatif. Le recours à la nominalisation, en particulier, traduit la nécessaire neutralité du texte législatif. Ce procédé linguistique n'est pas, pour les rédacteurs, un facteur d'économie de moyens lexicaux ; bien au contraire, il y a multiplication des moyens linguistiques utilisés. Citons un exemple qui fait ressortir l'usage «hors norme» de la nominalisation :

‘Prima dell'emanazione, lo schema di regolamento di cui al comma 6 è trasmesso al Parlamento per l'acquisizione del parere delle Commissioni competenti per materia che si esprimono entro trenta giorni. (D.L. n.286 du 25 juillet 1998, art.1, alinéa 7)’

La forme verbale per acquisire il parere aurait été plus synthétique, certes, mais moins neutre.

Aux yeux du spécialiste, qui dit meilleure transcription du réel dit préférence pour l'emploi du nom. Cette tendance donne naissance à des périphrases composées du verbe suivi du substantif. Ainsi, dans le D.L. n.286 du 25 juillet 1998, à l'art.4, alinéa 6 :

‘Non possono fare ingresso (au lieu d'entrare) nel territorio dello Stato e sono respinti alla frontiera gli stranieri espulsi… ;
art.7, alinéa 1 : Chiunque, a qualsiasi titolo, dà alloggio (au lieu de alloggiare) ovvero ospita uno straniero o apolide (…) è tenuto a darne comunicazione (au lieu de comunicarlo) ;
art.9, alinéa 4 : Oltre a (…), il titolare della carta di soggiorno può : a) fare ingresso (au lieu d'entrare) nel territorio dello Stato… ;
art.12, alinéa 6 : Il vettore aereo, (…) è tenuto ad accertarsi che lo straniero trasportato sia in possesso dei documenti (au lieu de possieda i documenti) richiesti per (…).’

Ce type de procédé permet de qualifier et de spécifier, avec encore plus de précision, le substantif. La possibilité d'une formulation plus neutre et d'une spécification plus aisée sont à l'origine de ce choix. Le recours à ce procédé augmente le nombre de termes employés, ce qui contribue à créer une impression de prolixité. Encore une fois, la concision n'est pas la priorité du rédacteur, ici comme ailleurs.

Les procédés lexicaux et syntaxiques susmentionnés lui permettent de réaliser la «neutralité» dans la formulation législative. Mais le législateur se permet des «entorses à la neutralité» dans ses formulations. Il ne s'agit alors que de nuances dans le ton, neutre malgré tout dans l'ensemble.

Notes
336.

Cf. L.Hoffmann, «Seven Roads to LSP», in : Special Language-Fachsprache, VI, 1-2, 1984, pp.28-38.

337.

Cf. F.Del Giudice, op.cit., 1992, p.1068.

338.

La loi n. 39 du 28 février 1990, «Norme urgenti in materia di asilo politico, di ingresso e soggiorno dei cittadini extracomunitari e di regolarizzazione dei cittadini extracomunitari ed apolidi già presenti nel territorio dello Stato» est la transformation du D.L. n.416 du 30 décembre 1989, mieux connu sous le nom de Decreto Martelli (Décret Martelli), du nom du vice-président et du garde des sceaux du Gouvernement qui a été le «promoteur» de ce texte législatif. Voir D.Verdura Rechenmann, «Gli Italiani-brava gente, quinze ans après» in : De la fêlure à la fracture, Grenoble, 1993, pp.49-61.

339.

V.R.Charrow, J.A.Crandall, P.R. Charrow, «Characteristics of Legal Language», in : R.Kittredge, J.Lehrberger (dir.), Sublanguages : Studies of Language in Restricted Semantic Domains, New York, 1982, cité par P.Mercatali, «Il problema della comprensibilità del linguaggio giuridico negli Usa : verso l'analisi automatica dei testi» in : L.Abba, C.Biagioli, G.Bianconi (dir.), Computer e linguaggi settoriali - analisi automatica di testi giuridici e politici, Milan, 1988, p.33

340.

Le terme est utilisé en latin dans le texte législatif.

341.

Cf. G.D'Anna, D.I.R., 1989, p.501