Les latinismes

On est sûr de parler à juste titre de langage soutenu, quand il y a présence du latin. Les latinismes dans les jugements constituent probablement le trait qui contribue davantage à créer un écran entre le justiciable et le monde des juristes. Leur fréquence est très importante et constitue une nouvelle preuve du destinataire réel de la rédaction. Il suffit de rappeler que l'étude du latin est désormais réservée en Italie aux années scolaires qui suivent l'école obligatoire, ce qui veut dire que déjà une bonne partie des justiciables n'est pas en mesure de comprendre. De plus, combien sont les Italiens, ayant étudié le latin à l'école, qui sont encore capables de déchiffrer immédiatement le sens d'une expression latine ? Le bon sens nous amène à affirmer que le nombre des justiciables capables de comprendre les formules latines se trouve très limité.

Aucune institution officielle en Italie n'a demandé une limitation voire la disparition des formules latines dans ce langage, comme c'est le cas en France où les efforts de la part des pouvoirs publics pour moderniser le langage judiciaire remontent loin.386 En effet, si l'on se limite aux dernières initiatives et qu'on néglige donc les premiers textes relatifs à l'usage exclusif de la langue française dans les textes juridiques, il convient de citer la circulaire du 15 septembre 1977 parue au Journal Officiel du 24 septembre concernant le vocabulaire judiciaire et la circulaire du 2 mai 1974 publiée dans le J. O. du 11 mai 1974 à propos de la rédaction des actes d'huissiers. Dans ces actes administratifs sont présentés les premiers résultats des travaux de la Commission de modernisation du langage judiciaire, nommée par le ministre de la Justice. Celle-ci souligne que le français est la langue de rédaction du Code civil et du législateur et propose donc de remplacer les expressions latines par des expressions françaises. Si l'emploi de ces expressions est nécessaire, elle suggère de les traduire ou de les expliquer. Il est aisé de remarquer la différence d'attitude des pouvoirs publics français par rapport à la situation italienne. En effet, dans la circulaire du 2 mai 1974, le ministre de la Justice souligne l'obligation «d'humaniser les rapports entre la justice et le public» en précisant qu' «aucun progrès véritable ne peut être réalisé en ce domaine sans une indispensable modernisation d'un langage judiciaire trop souvent et justement décrié».

En Italie, les seuls efforts de modernisation de la part des institutions concernent le langage de l'Administration ; celui des juges reste tabou. Par ailleurs, la première initiative remonte aux années 1991-1992, bien plus tard que les circulaires françaises mentionnées ! C'est en effet à cette époque que le Ministère de l'Agriculture a confié aux Universités de Rome et de Venise une recherche sur les textes rédigés à l'intérieur de l'Administration qui s'adressent à la fois au personnel administratif et aux citoyens. L'étude met l'accent sur les caractéristiques linguistiques de ces actes et notamment sur l'aspect lexical pour évaluer les niveaux de lisibilité387. Cette initiative a été suivie d'autres actions institutionnelles388, mais il n'y pas eu de plan général d'application, par ailleurs il ne s'agit pas de mesures normatives.

Les juristes italiens considèrent qu'«en matière de droit, le recours aux regulae iuris ne constitue pas du tout une perte de temps. Au contraire, du fait de la structure de la langue, c'est une façon intelligente de synthétiser un concept et donc de gagner du temps»389. Les locutions latines sont monnaie courantenon seulement dans les jugements de première instance, mais aussi dans les arrêts de la Cour de cassation et de la Corte Costituzionale qui sont les modèles de rédaction pour les juges. Il convient de citer à ce propos l'arrêt de la Corte Costituzionale du 24 mars 1988390 que nous avons déjà mentionné. Même dans cet arrêt, où la Cour reconnaît l'existence d'un véritable malaise dans les relations entre les citoyens et le système législatif, le juge rapporteur utilise de nombreux latinismes.391 Et pourtant, il affirme que, lors de la rédaction, le législateur doit prendre en compte les aptitudes du citoyen à comprendre le texte législatif ! Certes, le justiciable n'est pas le destinataire habituel d'un arrêt de la Corte Costituzionale, mais il aurait été souhaitable que le rédacteur donne l'exemple. Ce trait lexical, qui contribue à élever le style des jugements, les situe en dehors de la portée du commun des mortels.

Il est intéressant de rapporter à ce propos la comparaison établie par V.R.Charrow, J.A.Crandall, P.R.Charrowentre le langage juridique et certaines religions ; elle est loin d'être seulement humoristique:

‘«La religion utilise des rituels semblables et des expressions codées de la manière la plus efficace. De plus, comme dans certaines religions, où il n'est pas nécessaire (voire souhaitable) de comprendre le sens des rituels pour être impressionné par le pouvoir de la divinité, il n'est pas nécessaire pour le profane de comprendre la loi pour être impressionné par son pouvoir. Tout comme pour la religion, la loi a formé des intermédiaires, les avocats, chargés d' interpréter et voire d'intercéder pour nous.»392

Il convient de préciser que dans cette comparaison les linguistes américains ne précisent pas les religions concernées par le parallèle établi. En Europe, nous pouvons penser à l'usage du latin dans l'Église catholique jusqu'au Concile Vatican II (1962). Certaines précisions s'avèrent certes nécessaires. Tout d'abord, l'usage du latin avait, disait-on, des raisons pratiques : le latin était la langue commune à tous (les initiés), et les profanes étaient instruits (par les initiés) sur la matière du message et sur le rite auquel ils participaient. La communication, pour des raisons pratiques, ne pouvait être gérée que par les initiés et dans une langue qui leur appartenait. Il faut reconnaître que la comparaison peut être suggestive. Toutefois, ce n'est pas le cadre ici pour évaluer si le facteur «incompréhensibilité de la langue», détermine une emprise plus importante sur la population concernée. Et si quelqu'un a conscience d'une telle finalité de la langue latine !

Il est aisé de constater combien et comment les latinismes jouent un rôle important dans les jugements, si on les met en évidence en les répertoriant. Ainsi :

‘pro tempore (dell'epoca) ; ius receptum (diritto consolidato) ; ex lege (secondo la legge)393 ;
ratio (ragione) ; ex (conformemente,) utilisé 2 fois 394;
mala gestio(cattiva gestione), utilisé 3 fois ; in bonis (in buone condizioni) ; spatium deliberandi (termine concesso per decidere se riassumere un processo interrotto), utilisé 5 fois ;ius receptum (diritto consolidato); ope legis (in forza della legge); mora debendi (mora del debitore) ; ad hoc (appropriato) ; an debeatur (se è dovuto,) utilisé 2 fois ;quantum (quanto) ; iure proprio (esercizio dell'azione civile in nome proprio) ; ex (conformemente), utilisé 3 fois 395 ;
pretium doloris (il valore della sofferenza-il danno morale) ; ex (conformemente a) ; iure proprio(esercizio dell'azione civile in nome proprio) 396 ;
ex (conformemente), utilisé 3 fois ;forum contractus (competenza del giudice del luogo ove è stato stipulato il contratto) ; forum destinatae solutionis (competenza del giudice del luogo nel quale deve essere assolta l'obbligazione) 397 ;
inter partes (fra le parti)398;
an debeatur (se è dovuto) ; pro tempore (dell'epoca), utilisé 2 fois ; ex (conformemente) 399 ;
de qua (della quale si parla) ; culpa in contrahendo (condotta colposa nella contrazione di un contratto), utilisé 4 fois ;tertium genus (terzo genere di…) ; species (cose individuate d'accordo tra le parti) ; genus (cose determinate solo nel genere) ; ex (conformemente), utilisé 5 fois ;ius receptum (diritto consolidato) ; condicio iuris (presupposto logico giuridico di un negozio, o condizione «impropria»), utilisé 2 fois ;in itinere (in o durante un certo percorso), utilisé 2 fois ; in fieri (in divenire) 400 ;
de quibus (dei quali si parla) ; pro tempore (dell'epoca) ; in toto (in totale), thema decidendum (questione da decidere) 401 ;
ex (conformemente), utilisé 2 fois ;
ad abundantiam (abbondantemente).402

Cette liste détaillée montre la relative fréquence dans les jugements examinés. La traduction en italien courant403 que nous avons fournie permet d'apprécier la capacité du latin d'exprimer plus rapidement et précisément un concept. C'est le cas par exemple de forum destinatae solutionis (Sentenza 7/6/1991) au lieu de la competenza del giudice del luogo nel quale deve essere assolta l'obbligazione. Trois mots latins au lieu de onze mots italiens pour indiquer la compétence du juge du lieu dans lequel l'obligation doit être remplie.

De ce point de vue, et si l'on ne prend pas en considération la nécessité d'être accessible au plus grand nombre, les latinismes correspondent en quelque sorte aux formules de physique, de botanique ou de toute autre science «dure », utilisées dans la communication entre spécialistes d'un domaine. Le latin étant une langue morte, les risques de polysémie deviennent inexistants. Il s'agit d'expressions monosémiques, synthétiques et d'une précision extrême. Immuables, comme les symboles mathématiques, elles ne suivent pas l'évolution du langage standard. Elles ont ainsi une fonctionnalité dans cette communication. Peut-être est-ce la raison profonde pour laquelle, les locutions latines subsistent dans ce domaine d'application de la langue italienne. L'emploi de ces termes est une preuve ultérieure de l'évolution différente du langage juridique par rapport à la langue italienne, où les locutions latines ont disparu ou, lorsqu'elles apparaissent, elles sont essentiellement les marques d'un niveau de langue soutenu.

Cependant, les traductions des latinismesexistantdans le corpus sont également la preuve que ces locutions ne jouent pas toujours le rôle de «raccourcis efficaces». Il suffit de citer ex, de qua, de quibus, pro tempore, inter partes, ex lege, quantum…. Le latin ici ne permet pas d'abréger la formulation, l'italien serait tout à fait fonctionnel. Et alors pourquoi le juge n'y a-t-il pas recours ? Peut-être est-ce question d'habitude ou s'agit-il de donner à la rédaction un caractère savant et soutenu qui serait le propre du droit ! Les latinismes «gratuits» représentent dans les jugements les marques d'un style soutenu et du caractère traditionnel qui imprègne le langage juridique.Par ailleurs, il faut bien admettre que les latinismes, qu'ils soient «nécessaires» et «gratuits », constituent une véritable entrave à la compréhension. La norme exige que les jugements soient rendus en langue italienne. Mais quelle est la langue à laquelle fait allusion le législateur ? Est-ce la langue des citoyens de culture moyenne ? Si c'est le cas, le latin certes ne fait pas partie de leur bagage de connaissances. C'est une ultime preuve que le justiciable, destinataire réel du jugement, n'est qu'un «destinataire assisté» ?404

Notes
386.

» «Dès 1510, une ordonnance de Louis XII prescrit que les enquêtes, les informations et les procédures criminelles soient faites en vulgaire et langage du pays». Cité par B.Proietto, «L'évolution de la langue du Palais : vers la modernisation du vocabulaire judiciaire français» in : I.Bologna, R.Borruso, T.DeMauro, Linguaggio e giustizia, Ancône, 1986, p.203.

387.

Presidenza del Consiglio dei Ministri, Codice di stile delle comunicazioni scitte ad uso delle amministrazioni pubbliche, Rome, 1993, p.25.

388.

Voir A propos de la réforme du langage de l'Administration.

389.

I.Bellina, Salvibus iuribus, Il latino degli avvocati, Turin, 1998. p.VII (Préface de Vittorio Chiusano) : (…) in materia di diritto il ricorso alle regulae iuris non è affatto una perdita di tempo, ma al contrario, per via della struttura della lingua, un modo intelligente per sintetizzare un concetto e dunque guadagnare tempo.

390.

Cf. p.30 de la thèse. Précisons que dans l'arrêt, il est spécifié que pour établir des critères capables d'évaluer si l'ignorance de la loi est inévitable, il faut prendre en compte des critères objectifs et non pas des critères subjectifs concer-nant les aptitudes du citoyen à comprendre le texte législatif. Le juge rapporteur, M.Dell'Andro, donne comme exemple de critères objectifs l'éventuelle obscurité absolue du texte législatif ou des interprétations successives contradictoires de la part des juridictions.

391.

Les latinismes utilisés par le juge rapporteur sont : nemo ius ignorare, colpa iuris et colpa de iure, iuris tantum, iuris,tantum, non iuris et de iure ( utilisé plusieurs fois).

392.

Religion uses similar rituals and formulaic expressions most effectively. And as in some religions, where is not necessary (or perhaps even desiderable) to understand the meaning of the rituals in order to be impressed by the power of the deity, it is not necessary for the lay person to understand the law in order to be impressed by the power of the law. As with religion, the law has trained intermediaries - lawyers - who will interpret, even intercede for us. V.R.Charrow, J.A.Crandall, P.R.Charrow, «Characteristics of Legal Language» in : R.Kittrededge, J.Lehrberger (dir.), Sublanguages : Studies of Language in Restricted Semantic Domains, New York, 1982, ouvrage cité par L.Abba, C.Biagioli, R.Bindi, (dir.), Computer e Linguaggi settoriali - analisi automatica di testi giuridici e politici, Milan, 1988, p.33.

393.

Sentenza 4/12/90

394.

Sentenza 15/1/1991

395.

Sentenza 19/3/1991 :

396.

Sentenza 7/5/1991 :

397.

Sentenza 7/6/1991

398.

Sentenza 5/11/1991

399.

Sentenza 31/3/1992

400.

Sentenza 12/5/1992

401.

Sentenza 17/11/1994

402.

Sentenza 16/1/1997

403.

Traductions vers l'italien : I.Bellina, Salvibus iuribus, Il latino degli avvocati, Turin, 1998.

404.

«En Italie, dans les 30 dernières années, le niveau de scolarisation a considérablement augmenté. Si l'on ne considère que les couches les plus jeunes de la population, les 25-34 ans, le pourcentage de citoyens qui ont atteint le niveau baccalauréat est inférieur à la moyenne des pays OCDE. Seuls l'Espagne et le Portugal ont une moyenne moins élevée.» Istat, Rapporto sull'Italia. Edizione 1998, Bologne, 1998, p.157.