Qu'entendre par langage de l'Administration ? La voix de l'Etat se fait entendre non seulement à travers le Parlement, le Gouvernement, les juges, les notaires, mais aussi à travers ses services qui produisent une quantité considérable de textes qui s'adressent au public et aux fonctionnaires. Les agents de l'Etat, de même que leurs domaines d'activité et d'intervention sont presque innombrables. Ainsi, l'appellation de langage de l'Administration recouvre une série de documents impressionnante : du formulaire pour un mandat postal au formulaire pour payer les droits d'inscription à l'Université, de la lettre circulaire au règlement, de la décision administrative aux arrêtés ministériels… Sous la même étiquette se retrouvent des textes qui, par leur contenu sont juridiques comme par exemple le règlement, l'archétype du texte administratif, et des textes qui ne le sont point comme par exemple le formulaire pour un mandat postal que nous venons de mentionner. Dans la typologie que nous avons élaborée, seuls les textes rédigés par l'Administration et qui ont un contenu juridique sont pris en considération. Toutefois, la qualité de la rédaction de ces textes, que ce soient des textes éminemment juridiques ou non juridiques comme c'est le cas du formulaire pour le mandat postal, est critiquée depuis longtemps.
En fait, en dépit des critiques constantes, ce langage n'a guère évolué depuis les origines. Les premières remarques remontent au XVIe siècle où déjà Benedetto Varchi481, dans son ouvrage Storia di Firenze, se plaint de la langue de l'Administration de l'époque : «Il s'y trouve des lettres qui ne sont pas chiffrées mais écrites en un jargon qui rappelle la langue des voleurs». Toutefois, c'est au XIXe siècle qu'il fait l'objet des attaques les plus vives à la fois pour la présence de latinismes, pour l'emploi de termes techniques empruntés au dialecte et pour l'usage d'exotismes. Parmi les nombreuses voix accusatrices, il convient de mentionner Botta et Monti482 qui protestent sévèrement contre la présence de termes de provenance française et de néologismes. Au moment de l'Unité, l'italien n'est parlé que par des élites : les intellectuels ou la classe dirigeante. La plupart des Italiens ne s'expriment qu'en dialecte483. Aussi l'Administration joue-t-elle un rôle important dans le processus de l'unification linguistique, tout comme l'école et l'armée. En particulier, la nécessité de créer un corps d'administrateurs national oblige les personnes concernées à se déplacer. Ainsi, elles ne peuvent plus parler en public leur dialecte, personne ne pouvant les comprendre en dehors de leur zone de provenance. L'italien est donc de plus en plus utilisé dans la vie professionnelle, le rôle croissant de l'Administration dans la vie quotidienne de la collectivité permet à la langue italienne de se diffuser davantage et plus rapidement484.
Pendant la période fasciste, le poids de l'Administration devient encore plus important, la centralisation est renforcée485. Les jugements négatifs semblent alors se taire. En 1945, des critiques «voilées» sont de nouveau adressées à ce langage. Cette fois-ci, c'est un administrateur qui parle, le préfet de police de Naples, Broccoli486. Il adresse une circulaire concernant les critères d'écriture à utiliser lors de la rédaction des documents administratifs. La lecture de cette circulaire permet de saisir les critiques «implicites» que le préfet adresse aux fonctionnaires. Ce dernier prend acte du fait que les textes produits par l'Administration manquent parfois de clarté, de précision et de concision. Or, ces critères sont de toute première importance si l'on veut que l'Administration fonctionne convenablement. Il souligne que la clarté du contenu est une condition préalable à la clarté de la forme, il faudrait non seulement «nettoyer» le texte d'éventuelles fautes de grammaire et de syntaxe mais aussi se débarrasser des formules stéréotypées. Ces remarques de la part d'un haut fonctionnaire de l'Etat permettent de voir que dès 1945 à l'intérieur de l'Administration, les dirigeants sont conscients d'un malaise et veulent y remédier.
Toutefois, rien n'est fait pour que des indications précises soient données aux administrateurs. Mais les déplacements à l'intérieur du territoire national se poursuivant, le nombre des personnes obligées d'abandonner leur dialecte d'origine et de parler italien ne cesse d'augmenter. En 1964, Pasolini487 va même jusqu'à affirmer que naît enfin l'italien en tant que langue nationale. Calvino,488 l'année suivante, montre son désaccord : selon lui l'influence néfaste du langage de l'Administration empoisonne la langue italienne. Cette influence se manifeste, par la préférence accordée à la nominalisation, par le recours à des substantifs abstraits, par l'usage de phrases très longues. Calvino souhaiterait que l'italien soit le plus possible «concret et précis». Le langage administratif est pour lui la négation de la langue : l'antilingua. Sa caractéristique principale, c'est «la terreur sémantique, à savoir la fuite, face à tout mot qui possède son propre signifié»489. Au même moment, les critiques deviennent de plus en plus nombreuses à l'extérieur comme à l'intérieur de l'Administration. Elles se font véritablement virulentes à partir de 1980. C'est en effet entre 1982 et 1985 que Selezione del Reader's Digest organise trois congrès consacrés au Linguaggio della divulgazione. L'objectif de ces congrès est une réflexion sur le langage de la vulgarisation, avec la volonté de transformer les habitudes de rédaction de textes s'adressant à tous. En 1985 a lieu également le XIX Congrès International de la Société de Linguistique italienne dont le titre est Dalla parte del ricevente : percezione, comprensione, interpretazione490 (Du côté du récepteur : perception, compréhension, interprétation). En 1986, l'Institut de Philosophie de l'Université La Sapienza de Rome organise une rencontre sur le thème Leggibilità e comprensione491 (Lisibilité et compréhension).
Dans toutes ces rencontres, on insiste sur la valeur fondamentale de la vulgarisation de l'information dans une société démocratique, ce qui implique la possibilité offerte à tous de pouvoir accéder à l'information. Les linguistes mettent l'accent sur l'écart existant entre le langage utilisé par l'Etat et le langage courant ; il s'agirait d'une sorte de «diglossie»492, ce qui explique la nécessité des usagers de s'adresser à des «traducteurs» pour comprendre les textes qui les concernent.
Au niveau de la Fonction publique sont publiés plusieurs rapports où est soulignée l'exigence de clarté dans la rédaction de textes normatifs, ce qui implique également une amélioration des textes rédigés par l'Administration. Rappelons les documents les plus significatifs de cette nouvelle orientation dans la communication entre les Institutions italiennes et les citoyens : en 1981, le rapport de la Commission Barettoni-Arlieri que qualifie d'obscure et complexe la langue utilisée par les pouvoirs publics ; le 7 septembre 1984, B.Craxi présente au Parlement un rapport où l'on souhaite une bonne rédaction des lois ; le 24 février 1986, une Circulaire de la Présidence du Conseil des ministres, adressée à tous les Ministères souligne l'exigence d'entamer un processus d'amélioration des textes législatifs. Dernier en date, l'arrêt n.364 du 23-24 mars 1988 de la Cour Constitutionnelle que nous avons déjà mentionné. Le ton est impératif, la simplification est présentée comme une nécessité absolue : si le texte législatif manque de clarté et que le citoyen enfreint la norme exprimée, il ne risque plus une sanction. L'Etat est ainsi obligé de considérer sérieusement les critiques si souvent répétées ; il faut commencer à prendre des mesures.
La première tentative est le fameux Manuale Rescigno qui est établi en décembre 1991. Toutefois, les règles et les suggestions proposées pour la rédaction de textes normatifs n'ont pas un caractère contraignant. Il s'agit d'une initiative louable, sans plus. Il est suivi du Codice di stile delle Comunicazioni scritte a uso delle pubbliche amministrazioni, publié en décembre 1993.493 Ce manuel témoigne de la volonté de l'Etat d'entamer un processus d'amélioration de la communication avec les citoyens et de surmonter la diglossie évoquée. Cet ouvrage a une orientation clairement pragmatique : analyser les caractéristiques linguistiques d'un corpus de textes produits par différentes Administrations et indiquer des solutions pour les rendre plus accessibles. L'analyse effectuée concerne exclusivement les actes administratifs qui s'adressent aux usagers et non les actes à usage interne de l'Administration. Cette étude prend en compte la plupart des caractéristiques linguistiques déjà signalées (le recours fréquent à de formules stéréotypées et à la nominalisation, l'usage d'archaïsmes, l'abstraction et l'impersonnalité du discours…), traits qui rendent les textes administratifs incompré-hensibles aux usagers. Les auteurs proposent la réécriture d'une série de documents, représentatifs de différentes typologies de documents administratifs494 : arrêtés municipaux, formulaires pour demander les certificats de l'Etat civil, arrêtés pour les concours régionaux, délibération d'une assemblée, circulaire de la Fonction publique, formulaire pour le recensement de la population, formulaire pour le mandat postal, formulaires pour les paiements en compte courant. Il s'agit de fournir des modèles aux fonctionnaires chargés de la rédaction de textes administratifs. Toutefois, les linguistes chargés de l'opération495 s'aperçoivent que la simplification des documents ne peut pas se limiter à modifier le vocabulaire et la syntaxe utilisés. Par exemple, le fait de remplacer des termes techniques par des termes du langage courant, de supprimer des archaïsmes, de réduire le nombre de subordonnées ne suffit pas pour améliorer la clarté de la rédaction. Il faut également intervenir sur le contenu : organiser de façon différente les informations à l'intérieur du texte, vérifier les liens logiques, contrôler si tous les renseignements nécessaires sont fournis pour que l'usager puisse aisement comprendre. Ce type de démarche implique un véritable «changement de mentalité» chez les fonctionnaires de l'Administration qui doivent désormais non seulement renoncer à des habitudes langagières enracinées depuis longtemps, mais aussi apprendre, lors de la rédaction de tout acte administratif, à tenir compte du destinataire et de son droit à comprendre les messages qui lui sont adressés.
Suite à la publication de ce manuel, le Département pour la Fonction publique496 s'est engagé à la fin de 1994 dans un véritable projet de simplification du langage administratif. Il s'agit de rédiger un deuxième manuel de style plus complet que le premier et de proposer également l'organisation de formations et de stages où sont présentés et discutés les aspects problématiques de la communication. Le projet a une vocation essentiellement utilitaire : les documents administatifs sont analysés et réécrits de façon simplifiée lors des stages proposés. Ces «travaux pratiques» sont l’oeuvre de fonctionnaires travaillant en collaboration avec des juristes et des linguistes. Les premiers résultats sont la réécriture de deux documents d'usage courant : l'«Affiche pour le recouvrement de l'impôt foncier de la Mairie de Melfi» (Manifesto per il pagamento dell'ICI) et la «Circulaire pour le contrôle des conditions requises pour bénéficier des subventions du Secrétariat général pour la construction d'immeubles à usage d'habitation» (la Circolare per l'accertamento dei requisiti oggettivi per l'edilizia agevolata del Segretariato generale del Comitato per l'edilizia residenziale497). Ces textes ont donné lieu à publication et sont désormais utilisés.
Il paraît intéressant de reporter ici un exemple de ces exercices de réécriture. La comparaison des deux versions (la première et la définitive) permet de constater que les changements effectués concernent non seulement la syntaxe et le vocabulaire utilisés mais aussi la structure du document. Le texte définitif est conçu pour que l'usager puisse avoir accès de la façon la plus simple et la plus immédiate aux informations qui le concernent. Nous reproduisons ici l'«Affiche pour le recouvrement de l'impôt foncier de la Mairie de Melfi». La nouvelle version a été diffusée à l'initiative de l'ANCI (Association nationale des Communes italiennes) et a été par la suite réutilisée par de nombreuses communes.
Le résultat est plus clair. L'impression de conceptualisation et d'abstraction qui imprégnait le texte de départ a disparu. En effet, dans la première version il n'y a que quatre sujets qui concernent des personnes physiques : Sindaco, le persone fisiche non residenti, il proprietario e ciascun titolare. La majorité des sujets est constituée par des mots abstraits : l'imposta, il termine per il versamento, la prima rata, il possesso dei fabbricati, etc.
Comme dans les textes juridiques examinés, il y a «objectivation» de la réalité, grâce aux procédés classiques de nominalisation et à l'usage de la forme impersonnelle. D'autres marques du langage juridique sont présents : locutions juridiques (visto il capo, a norma di, ai sensi di), conjonctions qui font état de la recherche de l'expression la plus rare de la part du rédacteur (sempreché, in relazione al). Tous ces traits sont supprimés dans la version définitive. Le ministère de la Fonction publique essaie ainsi de faire évoluer des habitudes langagières et un style d'écriture, grâce à la formation de fonctionnaires sensibilisés aux problèmes de communication.
Est-ce que l'on assiste à la naissance d'un nouveau style administratif? Il est trop tôt pour pouvoir l'affirmer, car jusqu'en 1996, seules cent personnes498 (fonctionnaires et cadres de l'Administration confondus) ont suivi des stages. Le chemin à parcourir est très long, car il s'agit d'intervenir sur les habitudes des milliers de fonctionnaires qui rédigent chaque jour des documents dans l'exercice de leurs fonctions. Nous avons souvent mentionné l'esprit conservateur qui imprègne le langage juridique et son hostilité apparente face aux nouveautés. Il sera donc intéressant de voir si l'on assiste à une véritable évolution du langage de l'Administration. Pourra-t-il influencer le style des textes législatifs, des jugements et des contrats ?
Le processus engagé par le Département de la Fonction publique montre la volonté des pouvoirs publics de modifier la manière de communiquer avec les citoyens pour les rapprocher des administrations auxquelles ils ont affaire chaque jour. Les premières ont besoin de la collaboration des seconds pour fonctionner correctement. Les initiatives mentionnées témoignent de cette nouvelle tendance : rapprocher les citoyens de l'Administration. Par ailleurs, une meilleure compréhension des textes administratifs permet de réaliser de véritables économies499. Il suffit de penser à toutes les erreurs commises par les contribuables italiens lors de la déclaration des impôts (environ 35 à 40 % du total). D'après le ministère des Finances500, les erreurs concernent non seulement les données fiscales, mais aussi des éléments tels que le Code fiscal, la date de naissance, la date des versements effectués, etc. Souvent, elles sont imputables aux indications peu claires des formulaires.
Il faut espérer que cette considération d'ordre économique accélère la simplification du langage de l'Administration dont tous reconnaissent la nécessité. Les relations entre le Service Public et les usagers ne pourront qu'en profiter.
Cité par G.L.Beccaria, Italiano, Milan, 1988, p.169 : Si trovano lettere scritte non in cifra, ma in gergo, come è quella lingua ladresca.
B.Migliorini, Storia della lingua italiana, Florence, 1988, p.530.
Cf. T.De Mauro, Storia linguistica dell'Italia Unita, Bari, 1986, pp.105-126.
Ibid., p.105.
Cf. B.Migliorini, Lingua contemporanea, Florence, 1963, pp.21-27.
La citation est reportée par M.E.Piemontese, «Il linguaggio della pubblica amministrazione nell'Italia di oggi. Aspetti problematici della semplificazione linguistica» in : G.Alfieri, A.Cassola (dir.), La lingua d'Italia - Usi pubblici e istituzionali, Rome, 1998, pp.265-266 : Non da tutti i dirigenti le divisioni e gli uffici centrali e sezionali si annette la dovuta cura alla compilazione degli atti d'ufficio per quanto concerne la tempestività, la chiarezza, la concisione e la proprietà del linguaggio che li debbono caratterizzare per evitare inconvenienti e disguidi. (…) La chiarezza deve ricercarsi prima nel contenuto e poi nella forma. (…) Depurando il testo delle solite scorie, spesso veri e propri errori di grammatica o di sintassi e rifuggendo da quelle frasi e da quelle parole che per lunga tradizione di pigrizia burocratica sono diventate quasi istintive, si raggiunge attraverso la chiarezza, la concisione, e la proprietà del linguaggio e anche l'eleganza dello stile (…).
P.P.Pasolini, «Nuove questioni linguistiche» in : Empirismo eretico, Milan, 1977, p.20.
I.Calvino, «L'italiano, una lingua tra le altre lingue» in : Una Pietra sopra. Discorsi di letteratura e società, Turin, 1980, pp.116-121. Cet article a été publié la première fois le 30 janvier 1965 dans Rinascita, supplement mensuel Il contemporaneo.
I.Calvino, «L'antilingua» in : Una pietra sopra,, Turin, 1980, p.123 : Caratteristica principale dell'antilingua è quello che definirei il «terrore semantico», cioè la fuga di fronte a ogni vocabolo che abbia di per se stesso un significato, (…). Cet article a été publié la première fois le 3 janvier 1965 dans Il Giorno.
T.De Mauro, S.Gensini, M.E.Piemontese (dir.), Dalla parte del ricevente : percezione, comprensione, interpretazione, Rome, 1988.
T.De Mauro, M.E.Piemontese, M.Vedovelli (dir.), «Leggibilità e comprensione», in : Linguaggi, n.3, Rome, 1986.
Cf. R.Escarpit, Il linguaggio della divulgazione, Milan, 1983, p.103.
Presidenza del Consiglio dei Ministri, Codice di stile delle Comunicazioni scritte ad uso delle Amministrazioni Pubbliche, Rome, 1993, pp.44-48, et A.Fioritto (dir.), Manuale di Stile, Strumenti per semplificare il linguaggio delle amministrazioni pubbliche, Bologne, 1997, pp.40-61.
Ibid. pp.53-112.
Cf. M.E.Piemontese, «Il linguaggio della pubblica amministrazione nell'Italia di oggi. Aspetti problematici della semplificazione linguistica» in : G.Alfieri, A.Cassola (dir.), La lingua d'Italia - Usi pubblici e istituzionali, Rome, 1998, pp.277-284.
Cf. M.E.Piemontese, op.cit., 1998, p.275.
La circulaire est publiée dans La Gazzetta Ufficiale n.199 du 26 août 1995.
M.E.Piemontese, op.cit., 1998, p.276.
En 1982, le gouvernement britannique a éliminé 30 000 formulaires et en a réécrit 41 000. Il a été calculé que l'Etat a pu ainsi réaliser des économies d'environ 700 milliards de lires par an. Le calcul des économies réalisées prend en compte non seulement la réduction dans la consommation de papier, mais également le temps utilisé pour chaque dossier. La réduction des erreurs de la part des citoyens permet un traitement plus rapide de chaque dossier. In: A.Fioritto (dir.), op.cit., 1997, p.11.
Ministero delle Finanze - Segretariato Generale, Vademecum del contribuente, Rome, 1993, pp.35-38.