CONCLUSION

L'expérience et la fréquentation du langage juridique, le sentiment de dépaysement éprouvé bien souvent, ont été à l'origine de cette recherche. Avant d'avancer quelques hypothèses, il fallait observer et interpréter les traits linguistiques du discours juridique. Comment pouvait-on y parvenir? Comment trouver des lignes directrices et mettre en évidence des mécanismes de fonctionnement ? Ce langage mérite-t-il le statut de «langage à part», ou ne représente-t-il qu’un cas particulier des langages spécialisés ?

Pour l’étudier, on ne peut faire abstraction de la manière de s'exprimer des juristes. Il y a une manière de formuler la pensée, d'agencer les phrases, de choisir les mots qui leur est propre. Dans notre spécialité, la traduction, cette manière d'appréhender le réel et de le décrire pose maints problèmes, encore plus et davantage que la terminologie juridique, domaine où les études des spécialistes du droit et les vocabulaires spécialisés peuvent fournir des solutions. Une expérience de longues années nous a permis d'en juger.

Si l'on peut parler peut-être d'une manière commune aux juristes de s'exprimer, nous pouvons affirmer désormais qu'il existe une manière typiquement italienne de décrire la réalité juridique. Ceci amène une nouvelle série de questions : est-ce le résultat des exigences du droit ou s'agit-il d'un usage circonstancié de la langue ?

Le Traité de Stylistique comparée de P.Scavée et P.Intravaia met en relief l'existence d'un style collectif italien dans la langue courante. Leur analyse fournit une première clef de lecture des traits stylistiques de ce langage. L'étymon spirituel de l'italien que les chercheurs belges appellent le Baroque et qui caractérise la langue courante se manifeste-t-il également dans le langage juridique ?

Dans la mesure où nous avons choisi une approche différente de la leur, puisque notre analyse ne concerne pas la comparaison avec le langage juridique français, il a été impossible d'utiliser la traduction vers le français comme miroir grossissant des traits stylistiques de l'italien. Ce sont les traits stylistiques du discours juridique, et eux seuls, qu'il fallait analyser. Il s'agissait de décrire et d’interpréter les choix préférentiels des juristes, pour vérifier ensuite si ces choix correspondent à ceux que les chercheurs belges relèvent dans l'usage de la langue courante.

Un discours, un langage s'étudient avant tout dans des textes. Ce travail n'étant pas une recherche quantitative, le corpus a été ainsi choisi pour mettre en valeur différentes réalisations du langage juridique. Sa constitution a nécessité la mise en place d'une typologie permettant de classer les différents types de documents collectés. Il s'agissait de nous consacrer au langage juridique en situation, et délibérément le corpus ne prend pas en considération les traités de droit, la doctrine.

D'entrée de jeu, nous avons défini le concept de langage spécialisé et les caractéristiques générales qui distinguent ces usages spécialisés de la langue. Les définitions données par les différents chercheurs sont parfois contradictoires. Il paraissait important de considérer les critères qui déterminent les choix linguistiques dans ces usages spécialisés de la langue courante. Après seulement, il a été possible d'examiner la réalité du langage juridique italien.

Pour ce faire, il nous a semblé fondamental d’étudier les textes dans lesquels ce discours se réalise. Impossible d'examiner les traits syntaxiques et stylistiques sans connaître la structure spécifique de ces documents.

Etant donné la valeur sociale du droit, il est essentiel de prendre en considération la situation de communication pour chaque catégorie de texte examinée. L'étude d'un langage soumis à la contrainte du principe «nul n'est censé ignorer la loi» ne saurait faire abstraction de l'analyse du processus de communication. Seuls les éléments conventionnels qui déterminent de façon systématique la structure du texte et en influencent l'interprétation ont été pris en considération. Il en résulte certains choix syntaxiques et stylistiques.

Ces choix sont également le résultat de contraintes imposées au spécialiste par la structure extrêmement codifiée des réalisations textuelles du droit, élément essentiel pour s'orienter et comprendre le contenu. Les Codes fournissent les indications nécessaires pour connaître les éléments fondamentaux de chaque catégorie de texte. Nous y avons eu souvent recours. Armés de ces outils, nous avons pu éclairer les raisons des choix syntaxiques et stylistiques du rédacteur.

Notre étude a permis d'illustrer et d'interpréter les traits du langage juridique italien qui, jusqu'ici, n'ont jamais été étudiés dans une perspective globale. L'analyse en éclaire les facettes multiples.

A la différence de la plupart des langages spécialisés, pour lesquels la transparence et la concision constituent les principes inspirateurs, le langage juridique est aussi régi par d'autres critères : notamment la «généralité» et la «souveraineté». Ces deux facteurs sont inhérents à l'expression juridique de toutes les nations, et depuis la plus haute antiquité. Certes, la généralité caractérise également les autres langages spécialisés, mais sa portée paraît plus large dans le cas du discours juridique en raison de la substance du droit. La loi est générale ; la loi est souveraine. Comme elle s'applique à tous, les marques qui témoignent de ces lignes directrices apparaissent dans toutes les réalisations ici étudiées. Le texte législatif est véritablement imprégné par le souci de généralité du rédacteur, et les jugements et les contrats présentent également ces marques. La forme passive, la forme impersonnelle, la nominalisation, etc. sont autant de moyens qui permettent au rédacteur de dépersonnaliser l'énoncé, de présenter la réalité de la façon la plus objective possible. Les «lunettes», à travers lesquelles il nous fait voir la réalité, n'apparaissent jamais. L'illusion entretenue est que la règle s'impose d'elle-même. Elle est la réalité, elle est la vérité.

La «concision», l'un des critères principaux de tout langage spécialisé, semble également être recherchée par le spécialiste du droit. En effet, les constructions gérondives et participiales constituent de véritables raccourcis syntaxiques. D'autres faits de langue montrent le souci de synthèse du rédacteur : l'omission d'éléments du discours, les sigles, les latinismes. L'utilisation de ces différents procédés engendre une véritable densité lexicale dans la formulation.

Mais l'analyse montre aussi qu'à la différence des autres langages spécialisés, l’utilisation de ces moyens n’a pas toujours un effet de synthèse. Le juriste s’en sert souvent pour atteindre la précision dans la formulation. Si les deux objectifs se révèlent contradictoires, le juriste opte pour le principe de la précision, délaissant l’esprit de synthèse (nous avons en effet relevé bien des exemples “d’entorse à la concision”). Sa devise pourrait être : «Précision d’abord !» Pour atteindre cet objectif, il a recours parfois à des éléments superfétatoires. Il veut être sûr d'avoir tout dit. Peu importe qu'il se répète, du moment que le message devient plus clair et qu’il contient toutes les informations nécessaires. La «clarté», la «précision» à tout prix, même au prix de la redondance. Par ailleurs, la répétition est un effet rhétorique sûrement du meilleur effet vis-à-vis du récepteur du message.

La «clarté» est donc l'exigence fondamentale dans le langage juridique. Ce langage sert à définir des droits et des devoirs, à établir des conventions, des traités… Les enjeux sont de taille. Le droit prévoit les règles qui permettent de structurer chacune de ses réalisations : loi, jugement, décret, arrêts, règlements…. La codification des formes textuelles, dont l'objectif est une organisation transparente du texte, n'est certes pas une exclusivité du langage juridique. C'est même un trait commun à tous les langages spécialisés, mais les autres langages ne s'adressent pas à tous et à chacun. A cause de cette spécificité du droit, la codification très stricte des formes textuelles juridiques devient une véritable entrave. Cette recherche de la clarté ne «sert» que le spécialiste. Pour le non-spécialiste, elle se traduit par une «mise à distance». Paradoxalement, la recherche de clarté est alors entravée par les moyens qui devraient la servir.

L'étude approfondie de la structure de chaque catégorie de textes démontre que ce qui apparaît opaque au profane répond pour le spécialiste à une nécessité et à une évidence. Décidément, ce langage qui concerne tout le monde répond essentiellement aux exigences de rédaction de l'auteur du message et aux exigences de la matière à traiter. Le souci du destinataire n'est donc pas prioritaire. Par ailleurs, le droit prévoit souvent la présence d'un médiateur à côté du «profane». Certes, en un temps où la loi tient à se rapprocher du citoyen, les messages «emberlificotés» sont perdus pour le simple citoyen qui ne sait pas dérouler l'écheveau. Il trouve alors normal de déléguer à quelqu'un de compétent la mise en forme de ce qu'il désire : être défendu s'il est attaqué, pouvoir œuvrer paisiblement s'il signe un contrat de travail. Il y a division des tâches.

Toutefois, cette recherche de clarté ne se traduit pas toujours par une difficulté supplémentaire pour le non-spécialiste. Nous avons montré les différents éléments de cohésion et de cohérence dans l'organisation textuelle de chaque catégorie de texte. Ces repères sont bien présents, au point d’alourdir parfois le discours. Mais la clarté n'a pas de prix ! Il faut tout dire, il ne faut pas laisser de zones d'ombre. Car la moindre incartade peut aboutir à un appel devant la juridiction supérieure, à un recours en Cassation voire à des conséquences pénales. Le rédacteur se tient sur ses gardes, il tente d'anticiper la difficulté potentielle qui pourrait lui être opposée.

Bizarrement, cette recherche de clarté, de «non-ambiguïté» engendre souvent une importante complexité de la rédaction. L'analyse a montré la prédilection du rédacteur pour un mode d'expression visant à concentrer dans une seule phrase tous les points essentiels qui doivent être traités. Cette manière de rédiger s'explique en partie par les exigences dictées par les circonstances : les textes législatifs, par exemple, sont soumis à l'approbation article par article. Cette modalité peut justifier la nécessité de concentrer dans une seule phrase tous les points essentiels d'un article de loi : aboutir à la formulation la plus exhaustive, la plus dense, capable de permettre le parcours législatif le plus rapide. On constate que cette habitude de rédaction s'étend à toutes les formes du discours juridique. La «complexité» de la rédaction devient donc l'une des marques spécifiques des textes juridiques. Les législateurs, les juges, les notaires, les professionnels du droit exploitent la ductilité (faut-il dire la tolérance ?) de la langue italienne pour exprimer toutes les subtilités. Parler droit semble donc correspondre à parler complexe.

Un autre trait spécifique du discours juridique, à l’opposé de la clarté recherchée, est «l'ambiguïté», c'est-à-dire la possibilité de lectures multiples. Cette caractéristique est intrinsèque à la nature de la norme juridique. Elle est conçue et rédigée pour résister aux différentes époques, et doit régler les réalités les plus diverses : elle est en quelque sorte mouvante, instable par définition. C'est le juge qui est l'interprète de la norme ; c'est lui qui est chargé de l'appliquer à un cas particulier, dans une situation précise, à une date déterminée, et qui lui donne sa signification, sa pertinence. Le langage juridique est donc sous certains aspects un langage dont la signification est en évolution constante. Sous cet aspect, le langage juridique est proche de la langue courante.

Cette instabilité se traduit dans le vocabulaire du langage juridique par la polysémie. Celle-ci n’est pas souhaitable dans la communication spécialisée. Mais les exemples de polysémie abondent dans le vocabulaire juridique italien. Sans doute l'enracinement du droit dans la société et dans tous les aspects de la vie des citoyens est-il la raison fondamentale qui explique ce phénomène. La polysémie est en quelque sorte le prix que le langage juridique paie pour avoir renoncé à créer un vocabulaire totalement différent du vocabulaire du langage courant, ce qui l’aurait définitivement éloigné du profane. Cette proximité avec le langage courant n'engendre toutefois pas clarté et transparence. Un mot connu, mais habituellement utilisé avec un sens différent constitue à coup sûr un élément déroutant. Là encore, un trait qui semble faciliter la compréhension du discours pour le non-spécialiste se révèle paradoxalement comme une entrave.

Nous avons mis en évidence la primauté de la parole dans ce contexte. C’est parce qu’une réalité extralinguistique a été affirmée ou écrite qu'elle acquiert valeur juridique. L'acte de langage équivaut dans bien des cas à un acte juridique. Lorsque le notaire écrit dans un contrat de vente que le vendeur vend, cet acte de langage devient un acte de vente, avec les conséquences que le droit prévoit. C'est parce qu'un homme et une femme affirment, en présence de témoins et devant l'officier d'état-civil, qu'ils veulent se marier que leur mariage devient effectif devant la loi. L’engagement verbal devient un acte juridique. C’est la fonction «performative» du discours juridique.

Il faut reconnaître cependant que la multiplicité des locuteurs et la multiplicité des formes textuelles n’engendrent pas une très grande variété d’expression. L’analyse montre que tous les rédacteurs recherchent la formulation la plus rare et la plus archaïque, en matière de vocabulaire et de syntaxe. Il y a présence de mots à connotations savantes, souvent latinisantes, termes archaïques qui n'ont plus droit de cité dans le langage courant. Le juriste tend à utiliser un ordre des mots et des structures qui évoquent une certaine littérarité. L'emphase dans la formulation est un élément fondamental. Le barreau, le monde de la robe, est un monde à part qui, par sa formation et au vu de sa pratique professionnelle, s’exprime avec une certaine ampleur, et apprécie les termes abstraits : tout est conceptualisé, comme si le juriste ne voulait pas s’approcher trop de la réalité. Il prend ses distances. Tous ces traits correspondent aux marques du style soutenu. Ils apparaissent dans la plupart des textes analysés : de façon plus systématique dans les jugements et les textes législatifs, tandis que la partie exempte de termes techniques imposés et de formules stéréotypées est moins importante dans les contrats. Les juristes appréhendent le réel d’une certaine manière et leur langage en rend compte.

Pour finir, revenons à la problématique qui se dégage de l'ouvrage de P.Scavée et P.Intravaia : l'étymon de l'italien nourri de baroque, est-il pertinent en matière de langage juridique ?

Il y a bien «surcharge d'éléments homogènes ou contraste d'éléments hétérogènes», sans que spontanément se présente à l'esprit le terme de baroque. Sans conteste, on peut vérifier dans le corpus de fréquentes redondances. La recherche primordiale de clarté s'accompagne de recherche d'effets, une façon de mettre en valeur des données obligatoirement dites. Il y a nécessité et volonté d'utiliser toutes les ressources de l'italien, même les plus archaïques. Sous cet aspect, il nous semble possible d'appliquer le concept du baroque aussi au langage juridique. L'hypothèse a utilement servi de repère au cours des longues réflexions sur notre sujet.

Comme ces façons d'écrire rendent les actes juridiques difficiles à comprendre pour le citoyen, la démocratisation en cours doit s'accompagner d'une simplification du langage.

Notre travail risque d'avoir un intérêt «historique» dans la mesure où la révolution médiatique a déjà des effets contraignants sur les modalités de transcription du réel et du droit. Autant nous avons mis en évidence que les essais de réforme sont très longs à s'insérer dans la pratique quotidienne, autant la mise en place des nouvelles technologies et l'internationalisation en matière de droit accélèrent les transformations requises.

Si parler droit aujourd'hui veut dire parler complexe, peut-être demain le langage juridique, toujours et encore écho fidèle de la complexité du droit, réussira-t-il, pour être mieux entendu, à parler clair.