Introduction

L'interprétation et les réactions que suscite une œuvre d'art sont souvent très éloignées de ce qui a été à l'origine de sa composition. Des réseaux de significations, de parallèles et de correspondances ayant trait à la musique, à la littérature et aux arts plastiques se tissent entre des éléments en apparence disparates pour être réappropriés par l'artiste, associés entre eux, modulés et transformés et finalement pour ressurgir sous formes d’images, de métaphores ou de mythes fréquemment inattendus. Pour ce qui concerne Shakespeare, son processus de créativité est resté sans doute sans commentaire explicite de sa part, et tous les propos avancés sur sa vision tragi-comique ne seront que conjecture sur les sources susceptibles d'avoir alimenté son imaginaire. Si la pauvreté des indices qu’il nous a légué peut, à priori, frustrer l’investigateur de l’œuvre que nous sommes, elle ouvre en contre partie un vaste champ à la recherche et à l’interprétation sur lequel nous allons tenter de nous aventurer.

Le terme "vision tragi-comique" de l'intitulé de notre étude est intentionnellement imprécis afin de ne pas imposer d'emblée un schéma réducteur qui figerait l'exploration que nous allons engager et qui relèguerait indubitablement la tragi-comédie au rang de genre stéréotypé si l’on se risquait à dresser une classification. Il conviendra d'examiner la vision totalisante des pièces tragi-comiques de Shakespeare et son réseau de représentation à travers ce qu'il exprime dans ses œuvres, à la lumière des œuvres dramatiques et des critiques littéraires qui ont été commises antérieurement ou pendant sa propre production, mais aussi à la lueur des autres expressions artistiques et des traditions d'une toile de fond culturelle commune. En portant notre choix sur la dimension théâtrale de l’époque Tudor, nous avons souhaité mettre l’accent sur le mot théâtre avec tout ce qu’il comporte de spectaculaire et d’extraverbal et non pas restreindre notre approche à une étude textuelle. Cette démarche nous conduit à définir plus précisément le sens élargi que nous prêtons au mot "vision". Si au terme "vision" se juxtapose bien évidemment la notion de regard il convient de greffer immédiatement le sens d’"ouïe" que corrobore d’ailleurs le comportement du spectateur Tudor de l’époque qui ne se rend pas au spectacle "to see a play" mais "to hear a play". Le théâtre, par sa forme d’expression, ne va pas seulement séduire le regard mais aussi courtiser l’oreille et créer un environnement magique en opérant un glissement subtil vers un univers qui échappe au discours et au regard formalistes et à l’entendement traditionnel.

Notre objectif n'est pas de prouver que Shakespeare s'est inspiré précisément de telle ou telle source, mais par contre d’ouvrir quelques pistes et d’établir quels sont les différents courants d'influences qui ont contribués à la genèse de la tragi-comédie et qui lui ont donné toute la consistance que nous lui connaissons aujourd’hui. Notre repérage des sources de cette vision tragi-comique aura essentiellement une fonction exploratoire qui permettra d'appréhender d'une manière aussi holistique que possible la matrice esthétique et culturelle qui nourrit forcément l’œuvre de Shakespeare et d’esquisser les contours du nouveau genre du théâtre jacobéen. Dans le cadre de cette étude il nous appartiendra aussi de montrer comment Shakespeare, pendant sa carrière, tapisse des procédés innovants à côté de conventions théâtrales déclarées. Là encore notre ambition n’est pas d’aboutir à des structures formalistes analogues à celles que l’anthropologue construit à partir des mythes ou des règles de parenté car la facture même des œuvres de l’époque Tudor nous l’interdit. Utilisant constamment l’allégorie , l’équivoque, ces œuvres soumises à la censure se faisaient entendre à mots couverts, ou par le biais de métaphores et d’allusions. L’activité théorique de la formulation des genres étant, nous semble-t-il, à l’antipode des centres d’intérêt de Shakespeare pour qui le théâtre est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument du texte et non point à partir d’un carcan assigné par les théoriciens littéraires, la méthode retenue pour l’analyse des textes sera douée d’une grande fluidité tant dans la sélection du corpus que dans l’approche globale des pièces traitées.

La première partie de notre exploration sera consacrée au personnage phare qui domine l’aire de jeu Tudor pendant plus d’un siècle. Le critère de choix des œuvres sélectionnées à été l’omniprésence du personnage nommé le Vice qui met en lumière les éléments conventionnels incontournables qui ont forgé le socle de l'ensemble de l’œuvre dramaturgique Tudor. Personnification de l’esprit tragi-comique dionysiaque anglais, ce personnage nous guidera dans l’univers théâtral Tudor et nous permettra d’apprécier et d’évaluer la dette que lui doit Shakespeare dans la création de ses personnages-Vice, et notamment Richard III et Falstaff , qui demeurent encore diablement actuels.

Le deuxième volet de notre investigation nous conduira dans le théâtre de cour, dans les théâtres public et privé du Blackfriars et du Globe pour s’achever sur deux des tragi-comédies shakespeariennes les plus représentatives du genre à nos yeux, Cymbeline et The Winter’s Tale .

Si nous avons choisi de circonscrire notre exploration dans les limites temporelles qui coïncident avec l'activité dramatique sous la dynastie des Tudor, de 1485 jusqu'à la fin du règne d'Elisabeth, débordant d’une part sur les dix premières années du règne de Jacques I, et d’autre part en amont, sur le Moyen Age finissant, c’est pour ne pas gommer le problème de la continuité des traditions ludiques déjà établies ou en gestation et pour éviter une découpe trop exclusive dans le théâtre que nous avons coutume d’appeler élisabéthain. Nous ne nous interdirons pas de faire appel à la production littéraire anglaise en remontant à ses origines afin d’étayer nos propos. Nous aurons aussi l’occasion de faire une incursion dans le domaine du théâtre italien afin de cerner le rôle et les caractéristiques des scions greffés sur la souche solidement implantée dans le sol anglais, à la fois flexible et immuable, qu’est le théâtre pré-moderne Tudor.

Notre étude est faite d'une pluralité de discours et d'éclairages empruntés à la tradition critique, aux sciences humaines, à divers auteurs de la Renaissance et d'aujourd'hui. A l’image du corpus étudié, notre approche sera éclectique, mais aussi sélective, afin d’éviter l’écueil qui consisterait à diluer notre recherche en multipliant les investigations sur un thème déjà particulièrement vaste et qui pourrait être l’objet d’un approfondissement ultérieur.

Si nous tenons à utiliser le terme "Tudor" dans l’intitulé de cet essai, c’est pour contre-carrer la réaction de certains critiques et spécialistes de ce théâtre, qui sont enclins à minimiser l’intérêt que suscite l’aire de jeu pourtant fort varié du théâtre pré-moderne, en prétendant laisser un vide entre les époques médiévale et élisabéthaine et en maintenant que le théâtre médiéval serait sans héritiers directs et que le théâtre élisabéthain serait dépourvu d’une partie de ses racines.

En filigrane de notre travail nous aurons le secret désir de redorer quelque peu le blason terni de ce théâtre et notre modeste contribution permettra peut-être de resituer la vision tragi-comique que nous lègue Shakespeare à l’intérieur d’une typologie des systèmes signifiants dans l’histoire.