Chapitre 1  : Des éléments tragi-comiques du théâtre Tudor du milieu du XVe siècle aux environs de 1576

Introduction : ce que l'on entendait par "tragi-comédie " au début de la Renaissance 1 en Angleterre.

La tragi-comédie a toujours défié la formulation précise d'un genre. La tragi-comédie médiévale avait toute sa cohérence dans le contexte idéologique : sa logique est la logique spirituelle de l'idéalisme médiéval chrétien catholique romain. Son récit providentiel incarne directement l'idée de la Providence chrétienne ; ses improbabilités sont des miracles. Comme le souligne Arthur Kirsch 2 , de nombreux problèmes surgissent lorsque "the play is no longer sustained by metaphysical reverberations, when Providence disappears as a principle of structure as well as belief."

Au cours de la Renaissance cette forme théâtrale est source de réflexion et se trouve d'une part définie par une poétique officielle écrite et d'autre part supplantée par les deux genres nouveaux qui naissent de sa fission. Une certaine confusion accompagne cette évolution 3 ; l'esthétique et la métaphysique du drame médiéval sont au pôle opposé du critique qui a recours au langage critique et aux modèles des classiques pour esquisser une définition de la tragi-comédie . S'obstiner à catégoriser celle-ci comme une forme hybride révèle une volonté de ne pas replonger dans les origines de ce type de théâtre : accorder à la tragédie et à la comédie une priorité, les privilégier et leur accorder le statut de genres purs et faire de la tragi-comédie leur pendant négatif nous paraît hors de propos. Comme nous le fait remarquer Glynne Wickham 4 , ni la comédie ni la tragédie ne furent reconnues formellement comme genre dramatique en Angleterre avant que Sir Philip Sidney et ses contemporains et successeurs ne s'interrogent sur des définitions précises inspirées des formes littéraires classiques. Cependant, en qualité de narration littéraire, dès le quatorzième siècle des auteurs comme Chaucer et Lydgate leur attribuent des qualités distinctes. John Lydgate propose les spécificités suivantes dans son Troy Book :

‘A comedie hath in his gynnyng,
At prime face, a manner compleynyng,
And afterward endeth in gladnes;
And it (th)e dedis only doth expres
Of swiche as ben in povert plounged lowe;
But tragidie, who so list to knowe,
It begynneth in prosperite,
And endeth ever in adversite;
And it also doth (th)e conquest trete
Of riche kynges and of lordys grete,
Of my(gh)ty men and olde conquerou(ri)s,
Whiche by fraude of Fortunys schowris
Ben overcast & whelmed from her glorie.
(Troy Book, II, v. 847-59 5 )’

Pour chacun des genres la forme et le statut des personnages qui s'y meuvent sont clairement distingués. Nous pouvons remarquer que les mêmes critères sont appliqués par Terence , Plaute , Sénèque et Horace dans leurs œuvres dramatiques.

Cependant le contexte chrétien orthodoxe dans lequel écrivait un Lydgate ou un Chaucer modifia considérablement la pratique de ces genres : dans une société où le christianisme occupe une place prépondérante la comédie puise à la même source que la tragédie . Qu'il s'agisse de la chute de Lucifer ou de celle d'Adam, le comportement de ces deux personnages de la Bible fut considéré absurde et ridicule par les pères de l'Eglise. Leur rébellion s'inscrit contre les instructions protectrices émanant de la divinité. Tous les autres hommes subiraient le même sort, si le sacrifice rédempteur du Christ et le repentir de l'homme pour les péchés commis ne transformaient cette adversité en prospérité par le biais du salut. Lorsque le drame issu de la liturgie met en scène les personnages de la Bible dont la vocation est de contester la parole du Divin, ceux-ci attirent toute l'attention du dramaturge qui les dote d'un comportement indigne et barbare. Ce contexte est destiné à instaurer la peur chez le spectateur, peur contrebalancée par le rire et ces deux réactions conduisent à une répulsion des personnages et des motivations qui instiguent leurs gestes répréhensibles. Un exemple typique est fourni par les soldats dans la scène de la Flagellation du mystère présenté à York intitulé Christ before Pilate (2) : The Judgement où ils prennent du plaisir à battre le Christ et à le tourner en dérision en le traitant de fool-king, un personnage des festivités populaires, qui régnait pour quelques heures avant d'être symboliquement exécuté (et qui renaissait miraculeusement à la vie pour finir) :

‘2 SOLDIER
O, fool, how fares thou now ? Foul mote thee fall !
3 SOLDIER
Now because he our king gan him call,
We will kindly him crown with a briar.
(The Tilemakers · Christ before Pilate 2 : The Judgement 6 , ll. 387-389)’

Si, lors de notre exploration, nous commençons parintroduire la notion d'un drame "providentiel" qui engloberait les principales caractéristiques du drame religieux du Moyen Âge c'est parce que nous voulons, paradoxalement, à la fois simplifier et compliquer. La notion de providence est elle-même très complexe et paradoxale. L'exploitation d'une diégèse "providentielle" n'est ni une simple convention dramatique ni la simple dramatisation d'un dogme religieux, mais s'érige comme métaphore profonde de l'expérience humaine. L'origine des difficultés à définir le genre tragi-comique se situe vraisemblablement à ce niveau : la nature du parcours humain auquel le genre s'efforce de donner forme est par elle-même problématique, complexe, paradoxale. A partir du moment où la notion de poetical justice est intégrée dans les formes littéraires, l'expérience humaine est rationalisée et nous arrivons au pôle opposé de l'idée de providence.

A travers notre étude nous allons voir la façon dont les dernières pièces de Shakespeare réinventent d'une certaine manière la tragi-comédie "providentielle" dans le cadre délimité de son propre théâtre séculier. Rapprocher le sacré du séculier permet de redécouvrir l'étendue métaphorique et psychologique de la tragi-comédie telle que Shakespeare, et certains de ses prédécesseurs la concevaient.

‘Whom best I love I cross; to make my gift,
The more delay'd delighted.
(Cymbeline , 5. 5. 195-196)’

Cette intervention de Jupiter bien qu'elle ait les résonances d'un cliché dramatique, agit néanmoins comme un levier de la conscience chrétienne en ce qu'elle rappelle le paradoxe psychologique qui sous-tend la croyance religieuse qui est au cœur du schéma tragi-comique : la tragédie humaine, ou devrions-nous dire la comédie humaine ? L’indissolubilité de la souffrance et de la joie est au centre de la pièce médiévale, dans laquelle la douleur, la souffrance, la mort et l'injustice sont souvent l'occasion, en fin de compte, d'une célébration et d'une affirmation. Si la tragi-comédie est souvent taxée d'être "optimiste" ou "providentielle" c'est parfois parce les critiques ne mesurent pas pleinement le paradoxe qui sous-tend ces deux valeurs, car les affirmations et les célébrations sont extrapolées d'une expérience douloureuse, d'une vision de la vie comme étant une vallée de larmes.

Il n'est pas étonnant que Sir Philip Sidney fasse ressortir la prédominance des structures tragi-comiques prônées par ses contemporains praticiens du théâtre. Ils avaient hérité des pratiques de leurs prédécesseurs médiévaux qui n'avaient pas adopté l'approche dialectique des classiques qui partaient de la prémisse que toute pièce dramatique fut une sorte d'argumentation qui fut désignée tragédie si le sujet en était sérieux et comédie si le sujet en était amusant ou grotesque . Une telle approche devait paraître artificielle et arbitraire aux yeux des praticiens du théâtre médiéval : la ségrégation de personnages entre ceux de haute lignée ("men of high degree") et ceux d'un bas niveau social ("in povert plounged low") correspondait aux groupements recommandés par Aristote et Horace , et ne reflétait aucunement les circonstances de la vie de tous les jours. L'Eglise du Moyen Age avait tendance à baptiser le drame naissant ludus et celui-ci permit le brassage de rois et de roturiers, le passage illimité du temps, les voyages à travers l'infini, un aperçu de la vie après la mort, et la juxtaposition du comique et du grave. Cette approche correspondait mieux aux objectifs de la société chrétienne du Moyen Age soucieuse de refléter le macrocosme dans un microcosme et désireuse d'inclure autant de facettes possibles dans sa représentation d'un theatrum mundi . Ainsi l'incident quotidien côtoie le récit épique, la Divinité se confronte à des êtres humains de tous rangs, et le tout est enveloppé dans un cadre spatio-temporel aux dimensions universelles pour instruire et détendre le spectateur.

L'issue d'un ludus n'était pas inéluctable : l'homme était prédéterminé, déchu à cause de la chute d'Adam et de Satan, et son futur dépendait de son libre arbitre — il était libre de respecter les sacrements et d'accepter la grâce divine — mais il pouvait aussi consentir à une seconde chute. Cet aspect du ludus était encore perceptible dans les interludes moraux et dans les moralités du théâtre Tudor comme en témoignent certaines des pièces qui ont retenues notre attention.

Comme point de départ nous allons nous tourner vers le "théâtre du Vice" et vers le protagoniste qui a le plus marqué le théâtre de l'époque Tudor. Le Vice qui a attiré tous les regards spéculaires pendant plus d'un siècle nous servira partiellement de fil conducteur à travers le patchwork de tragi-comédies aussi diversifiées que nombreuses qui nous sont parvenues. David L. Hirst lui attribue les traits amalgamés du diable des mystères et du fou des folk-plays : pour lui le Vice incarne l'instinct dionysiaque du drame anglais.

‘He is also, as far as the English theatre is concerned, a personification of the tragi-comic spirit : a creation far removed from the neo-classical world of Guarini 7 .’

La notion de genre n'est pas claire en ce début de la Renaissance et la terminologie employée pour décrire les différentes représentations spéculaires est floue. Fréquemment prédomine la notion d'ordre perdu que l'on s'efforce de retrouver, et au centre de ce thème, le concept d'harmonie . Les thèmes et les schémas qui structurent bien des pièces à caractère didactique ou moral sont encore présents dans le théâtre restructuré du XVIe siècle : la progression qui se développe du péché au repentir sous-tend toujours de nombreuses réalisations. Les genres de la littérature médiévale qui prédominent ne se sont pas développés à partir d'un canon préexistant et en s'opposant à lui. On ne peut décrire le système qu'ils constituent qu'à partir de leur poétique immanente et dans la constance ou la variabilité de différents éléments structurels qui font ressortir la continuité d'un genre. Lorsqu’une norme théorique revendique une autorité universelle, ce qui devient le cas lorsque les humanistes anglais théorisent à partir de la poétique d'Aristote , l'antagonisme entre la forme d'un genre faisant autorité et la poétique immanente peut devenir l'agent même qui provoque et maintient l'évolution historique des genres. Nous allons commencer notre exploration de la matrice dans laquelle Shakespeare puisa son inspiration tragi-comique par un survol sélectif de ce que Jean-Paul Debax 8 a dénommé le "théâtre du Vice" afin de cerner de plus près à travers le développement du rôle du Vice les caractéristiques de ce théâtre anglais dont, pour reprendre le postulat avancé par G. Wickham , "tragi-comedy was the basic or natural dramatic form for English play-makers of the Middle Ages 9 ". En effet, l'angle sous lequel G. Wickham place la tragi-comédie nous encourage à découvrir ce théâtre du début de la Renaissance, assez mal connu de nos contemporains, mais dont les éléments clefs semblent promettre une mise en lumière enrichissante de certaines des facettes de la vision tragi-comique de Shakespeare. Avec cette citation présente à l'esprit nous allons nous replonger dans ce théâtre aux apparences souvent trompeuses :

‘[…].enough evidence has emerged by now to make it seem probable to scholars today that the Reformation played a far more important role in giving English drama of the Elizabethan and Jacobean era its distinctive shape and particular quality than did the examples of classical antiquity and Renaissance Italy. The time has thus come now to claim that any careful reading of the evidence relating to English religious drama between the late tenth and the early sixteenth centuries reveals unmistakably that as drama existed to postulate and propagate Roman Catholic doctrine, so that drama inevitably drew its structure from doctrine; and granted a doctrine of redemption obtainable through repentance, this drama was thus, inescapably, tragi-comic. And later comedy and tragedy must thus be regarded as grafts upon this native root-stock, imposed somewhat awkwardly, by a relatively small but very articulate and influential group of bookmen 10 .’

Le Vice jouera encore quelque temps son rôle de personnage-médiateur dans notre mise en abîme de la vision tragi-comique du drame shakespearien car, suivre sa longue carrière nous permet de naviguer, comme lui, entre plusieurs espaces-temps, ceux des spectateurs de la fin du Moyen Age jusqu'à la fin de la dynastie des Tudor, et ceux de l'événement théâtral qui poursuit une progression en spirale pendant la période soumise à notre regard. Lorsque le Vice apparaît sous l'aspect d'un Richard III , d’un Falstaff , d'un Giacomo ou encore d'un Autolycus , il nous rappelle avec insistance que le concept historique de continuité, "où tout ce qui précède s'élargit et se complète dans ce qui suit", s'applique à la notion de genre littéraire également 11 . Il nous rappelle d'autre part qu'il est important de tenir compte de ce que Hans Robert Jauss formule comme étant :

‘[…] la position historique et la fonction sociale des œuvres littéraires au point de rencontre de la synchronie (système des relations entre genres, thèmes et personnages) et de la diachronie (relation avec les traditions antérieures et postérieures) 12 .’

L'évolution du théâtre au XVIe siècle est conforme aux transformations de la pensée, de la culture, et du goût. Aux traditions dramatiques issues du Moyen Age se juxtapose, puis se substitue un nouvel art théâtral en accord avec l'idéal humaniste. Toutefois, loin de constituer une rupture nette avec le passé, la Renaissance a largement hérité du Moyen Age et les traditions médiévales ont longtemps survécu à la révolution culturelle humaniste. Aussi le théâtre, avant de subir à son tour l'ascendant de la culture antique, est-il resté longtemps dominé par les genres en vogue au siècle antérieur.

Notes
1.

Note liminaire : Les références aux pièces de Shakespeare ont été empruntées à l’édition The Norton Shakespeare, éd. Stephan Greenblatt, New York and London: W. W. Norton & Co., 1977, sauf indication contraire.Toutes les références à la Sainte Bible ont été empruntées à l’édition de la Bible de Jérusalem, éd. L.-M. Dewailly O.P. et Th.-G. Chifflot O. P., Bruges: Editions Desclée de Brouwer, 1964.

Nous sommes conscients des difficultés à définir chronologiquement "un renouveau esthétique" compte tenu de l’imbrication intime du Moyen Age et de l’époque qui nous intéresse et la variété des références socio-culturelles à cerner. Dans le contexte de cette étude nous considérons l’époque charnière vers la fin du XVe siècle qui correspond à de nouvelles aspirations propres à dynamiser une forme de théâtre déjà foisonnante.

2.

Arthur C. Kirsch, Jacobean Perspectives, Charlottesville: The University Press of Virginia, 1972, p. 129.

3.

Par évolution nous entendons ce que Hans Robert Jauss appelle "la succession littéraire, non pas dans le sens d'une évolution continue, mais dans le sens d'une lutte et d’une rupture avec les prédécesseurs immédiats, en même temps qu’un retour à des phénomènes plus anciens." Voir Hans Robert Jauss, "Littérature médiévale et théorie des genres", dans Théorie des genres, éd. Gérard Genette et Tzvetan Todorov, Paris: Editions du Seuil, 1986, p. 65.

4.

Glynne Wickham , Early English Stages 1300-1660, Volume Three : Plays and their Makers to 1576, London and Henley: Routledge & Kegan Paul, 1981, p. 173-174.

5.

Cité par Wickham , Early English, vol 3, p. 173-174.

6.

York Mystery Plays, éd. Richard Beadle & Pamela M. King, Oxford: Oxford University Press, 1995, p. 206.

7.

David L. Hirst, Tragicomedy, The Critical Idiom, London: Methuen, 1984, p. 11.

8.

Notre exploration du "théâtre du Vice" doit beaucoup au travail effectué par Jean-Paul Debax dans ce domaine, notamment : Jean-Paul Debax, Le théâtre du vice ou la comédie anglaise: Investigation sur le fonctionnement du théâtre Tudor. Thèse de doctorat d'état, Université de Paris IV, 1987.

9.

Wickham , Early English, vol. 3, p. 178.

10.

Wickham , Early English, p. 178.

11.

La définition aristotélicienne de l'espèce humaine par opposition aux plantes et aux animaux (De anima, II, 4,2) à été appliquée au concept historique de genre littéraire en opposition au concept organiciste d'évolution. Cette précision nous est donnée par Jauss, "Littérature médiévale", p. 43 n.10.

12.

Jauss, "Littérature médiévale", p. 69.