1. Le "théâtre du Vice"

Notre regard se tournera tout d’abord vers "le théâtre du vice" 13 et en particulier vers le personnage central et ambigu des pièces qui constituent ce corpus. Si l'on traçait le développement de ce rôle qui est un lieu géométrique vaste, on serait amené à explorer ses origines à travers le diable des Mystères , le fool des fêtes populaires (celui qui jouait un rôle à côté des Mummers et à côté du Lord of Misrule dans les carnavals). Notre investigation nous conduirait sur les traces de Prudence le poète espagnol du quatrième siècle dont la Psychomachia 14 a semble-t-il inspiré maintes représentations spéculaires, montrant sous forme d’allégorie le combat entre les sept vices et les sept vertus cardinaux dans une lutte pour l'âme d' homo genum. Cependant cette investigation nous montrerait que si le "théâtre du Vice" a transformé le schéma conventionnel qui se concentre sur l'homme et son parcours, allant de l'innocence vers la chute et la rédemption, pour l'adapter aux besoins d'une société changeante préoccupée par de nouveaux phénomènes, par la prospérité dans le monde, par une forme de gouvernement équitable, par une religion plus juste, la Psychomachia n’est qu’une source indirecte et lointaine. L’éternel problème de base demeure le même : comment le mal et le bien pouvaient-ils coexister et se côtoyer ? Comment agir de manière juste dans ce monde ? Comment les gestes des uns et des autres seraient-ils interprétés le jour du Jugement Dernier ? La représentation de ces problèmes évolua en fonction des conditions concrètes dans lesquelles ces spectacles étaient présentés, et se modifia selon le professionnalisme croissant de l'acteur.

"Le théâtre du Vice" peut être lu comme un véritable palimpseste sur lequel est inscrite l'histoire du fonctionnement du théâtre Tudor ainsi que l'histoire du jeu théâtral de l'acteur. Il n'est pas de notre ressort dans cette étude de dévoiler les différentes superpositions de ce palimpseste. Nous allons nous attacher à étudier le mode de fonctionnement du personnage polymorphe, dénommé couramment "the Vice", dans les pièces de l'époque Tudor précédant l'arrivée de Shakespeare sur la scène élisabéthaine, et à esquisser les traits caractéristiques de ce personnage qui marquèrent de leur empreinte le mode de fonctionnement de personnages tels que Richard III , Falstaff , Giacomo , ou Autolycus dans l'environnement tragi-comique de notre dramaturge.

Face au large corpus existant (et non-existant, qui s'inscrira en point d'interrogation sur notre palimpseste ) dans lequel figure un personnage qui est soit dénommé spécifiquement "the Vice", soit considéré comme faisant partie d'un groupe de vices, soit encore nommé indirectement "vice" par d'autres personnages ou dans les indications scéniques 15 , nous sommes contraints de faire un choix réducteur pour illustrer notre propos. Le Vice attire particulièrement notre attention car il semble personnifier l'esprit tragi-comique dont a été imprégné le théâtre anglais depuis ses débuts dans les festivités saisonnières ainsi que dans le drame issu de la liturgie. Si ce personnage connut une longue histoire il fut contraint d’évoluer et de se transfigurer au fil du temps afin de s'intégrer aux genres théâtraux qui se développaient à l'époque Tudor. Nous esquisserons ces évolutions afin de cibler les traits dominants et perdurables de ce personnage protéiforme, et afin d'étudier le rôle clé qu'il a joué dans le processus d’évolution d'un théâtre qui, à la suite d'expérimentations multiples, est parvenu à manipuler les réactions des spectateurs d'une manière des plus subtiles.

Notes
13.

Debax, Vice.

14.

La Psychomachia de Prudence a inspiré de nombreux érudits comme en témoigne cette enluminure romane qui illustre un traité dans lequel les vices et les vertus s’affrontent. Les enluminures suivent le texte du traité pas à pas et s’inspirent dans leur forme et dans leur style des illustrations d’époque carolingienne, comme celles du poème de Prudence. Si, comme l’atteste l’Annexe 2, la composition est séduisante, le mouvement qu’elle suggère suscite de l’intérêt, il n’en demeure pas moins vrai que la Psychomachia décrit la lutte des forces du Bien et du Mal et qu’il serait abusif de prendre cette allégorie antique comme un élément référentiel unique du théâtre médiéval. (Informations concernant l’illustration recueillies auprès du Centre d’Art Roman Marcel Durliat à Moissac, Tarn et Garonne.)

15.

Voir la liste dressée par Francis Hugh Mares, citée par Debax, Vice, p. 711, reproduite dans l’Annexe 1.