1. 1 A la recherche d'une définition

Il est nécessaire de préciser d'abord ce que l'on entend par "the Vice" et par le théâtre dans lequel il a évolué. La production théâtrale dans lequel ce rôle s’est développé est le lieu géométrique de maintes contradictions. Il ne s’agit pas d’un théâtre essentiellement "populaire" car de nombreuses pièces ont été jouées dans des châteaux pour un public aristocratique, épiscopal ou princier. Il serait erroné de l'appeler "moral" ou "religieux" car il aborde des sujets séculiers comme les conflits générés par la poursuite d'études mis en scène dans les Wit plays de John Redford et ses imitateurs. L'appellation "allégorique" n'est que partiellement satisfaisante car, trop réductrice, elle se réfère principalement à des personnages non réalistes n'ayant pas de nom propre, alors que de nombreuses pièces de ce corpus mélangent personnages-allégories et personnages historiques.

Tous ces éléments peuvent être entremêlés dans une même pièce et la catégorisation du corpus sous une seule rubrique devient pratiquement impossible. Les termes de morality et d'interlude ont occupé une place prédominante dans les ouvrages d'histoire littéraire pour désigner ces pièces. Cependant le sens attribué à l'un ou l'autre de ces termes ne permet pas d’en proposer une définition positive dans la mesure où elles sont surtout définies en fonction de ce quelles ne sont pas : elles appartiennent aux mystères dont la structure, les sujets et les thèmes développés sont très semblables comme en témoigne les quatre textes 16 qui nous sont parvenus. Ces textes sont typés, possédant une particularité nationale, et se distinguent des miracles des autres pays européens qui ne les organisaient que rarement en cycles. Ces cycles étaient d'ordre religieux ; ils reflétaient une église et une société très catholiques, homogènes, sans conflit d'allégeance ou de fidélité, en apparence tout au moins 17 .

Les historiens du théâtre ont tendance à faire coïncider la disparition des grands cycles à la rupture de Henri VIII avec la papauté. Il était confortable de faire correspondre le développement d'un autre type de théâtre avec le changement politico-religieux de cette période. Divers écrits de l'époque prouvent que les changements n'étaient pas aussi nets : Henry Machyn , par exemple, fait une entrée dans son journal en 1557 : "the vij day of June ... The sam day be-gane a stage play at the Grey freers of the Passyon of Cryst 18 ." Cet extrait tend à démontrer que des spectacles ayant trait aux Mystères furent encore présentés à Londres sous Mary Tudor.

Henri VIII n’était pas partisan d’un changement trop radical de la doctrine ecclésiastique catholique et c'est Cromwell qui favorisa l'utilisation du drame vernaculaire comme instrument de propagande pour le protestantisme à l'allemande. Chambers fait référence à une lettre de la correspondance de Cromwell dans laquelle un certain Thomas Wylley, le pasteur du village de Yoxford dans le Suffolk, sollicite son appui pour qu'il puisse obtenir "fre lyberty to preche the trewthe 19 ". Nous apprenons dans cette lettre de 1537 que la plupart des prêtres du Suffolk ne le laissait pas prêcher dans leurs églises et le dédaignait pour avoir créé une pièce "agaynst the popys Conselerrs, Error, Colle Clogger of Conscyens, and Incredulyte." Après la chute de Cromwell en 1540 la tendance d'Henri VIII penchait davantage vers l'orthodoxie. L'année 1543 témoigna de ce basculement avec l'introduction de The Act for the Advauncement of true Religion and for the Abolishment of the Contrary, ce qui autorisait "plays and enterludes for the rebukyng and reproching of vices and the setting forth of vertue", mais interdisait les distractions ayant trait à des "interpretacions of scripture, contrary to the doctryne set forth or to be set forth by the kynges maiestie" 20 . Comme le souligne Chambers , même sous Henry VIII on risquait la peine de mort pour "matter concerning the sacrament of the altar 21 "; un prêtre défroqué dénommé Spencer, devenu acteur, fut brûlé vif à Salisbury pour la raison qui vient d'être évoquée, tombant ainsi sous The Act Abolishing Diversity in Opinions de 1539.

Sous Edward VI le théâtre eut de nouveau l'autorisation de promulguer la religion protestante et ce sont les pièces à coloration catholique qui tombèrent à leur tour sous le coup de la censure. Une proclamation de 1551 rendit obligatoire l'obtention d'une licence délivrée par le roi ou par le Privy Council afin d’obtenir le droit d’imprimer ou de jouer une pièce. Quelques années plus tard, en 1553, Mary édita une proclamation similaire dont le contenu était tout à fait différent en œuvrant en faveur d’un théâtre didactique à tendance catholique.

Dès 1559 Elizabeth donna l'ordre à ses magistrats d'interdire la production d'interludes dont les thèmes avaient trait à la religion ou au gouvernement de l'état ; elle était hostile à l'idée d'un théâtre qui porterait le masque de l'agitation religieuse ou politique. Sa perspicacité et sa ferme position sont relatées dans le journal de H. Machyn du 31 décembre 1559 : "at nyght at the quen'(s) court ther was a play a-for her grace, the wyche the plaers plad shuche matter that they wher commondyd to leyff off, and contenent [incontinently] the maske cam in dansyng" 22 .

L'autre repère qui est communément admis pour situer le corpus de ce "théâtre du Vice" est le théâtre de l'âge d'or élisabéthain et la date symbolique de 1576 qui marque historiquement l'émergence d'un nouveau type de spectacle, dans un cadre nouveau, et dans des conditions financières, politiques et culturelles relativement connues. Un nouveau style de pièce émerge composé par des dramaturges nourris de la leçon de l'Antiquité, des traités poétiques de la Renaissance dont l'origine est essentiellement continentale. Ces pièces vont se dégager des traditions médiévales et peu à peu s’imposer majoritairement.

Il est délicat de parler en termes de "genres" ou d'établir des classifications. En effet l'activité dramatique qui eut lieu pendant cette période troublée et qui s'étend du milieu du quinzième siècle aux environs de 1576 est mal cernée car seule une partie du répertoire est connu à ce jour. Le hasard a conservé quelque textes et Allardyce Nicholl estime que sur des milliers de pièces produites entre 1500 et 1640 "only a sorry remnant has come down to us" 23 . Cette estimation reflète l'avis général.

Notes
16.

Les quatre textes principaux sont ceux de York (48 épisodes) ; Coventry (42) ; Wakefield ou Towneley (32) ; et Chester (25).

17.

Jean-Paul Debax nous réfère aux Registres de Lincoln, cités par E.K.Chambers , The Mediaeval Stage, II, London: Oxford University Press, 1903, pp. 377-379 : ces registres suggèrent que l'impression d'invariabilité que donnent les quatre cycles est peut-être trompeuse. On trouve mentionnées, par exemple, des pièces de Noël, des bergers, des Stellae, des pièces du Sacré Sang, des Quem Quaeritis, des Peregrini, des pièces de Sainte Catherine, des Rois de Cologne, du Pater Noster. Ces livres municipaux témoignent d'une grande variété quant aux pièces représentées, aux lieux de représentation et aux modes de représentation. Voir Debax, "Vice", p. 464 n. 10.

18.

Henry Machyn , Diary of Henry Machyn , 1550-1563, éd. John Gough Nichols, London: Camden Society, 1848, p. 138.

19.

Chambers , Mediaeval, p. 221.

20.

Ibid., p. 222.

21.

Ibid., p. 221.

22.

Machyn , Diary, p. 221.

23.

Allardyce Nicholl, "Tragicall–Comical–Historical–Pastoral : Elizabethan Dramatic Nomenclature", Bulletin of the John Rylands Library, 43, 1960, p. 75.