1. 2 A la recherche d'un vocable adéquat

Les critiques emploient fréquemment le terme de morality pour décrire la production théâtrale dans laquelle on rencontre un personnage dénommé Vice ou proche du Vice. Mais comme nous l'apprend Alan C. Dessen ce terme ne remonte pas au-delà du dix-huitième siècle, à une exception près dans laquelle le terme s’orthographie différemment (moralite) et semble venir du français. A partir d’observations pertinentes de A. C. Dessen, Jean-Paul Debax dresse un historique intéressant sur le terme morall qui émerge vers 1570 :

‘[…]l'émergence, à partir de la fin des années 1570, du terme morall employé comme substantif, pour décrire un certain nombre de pièces ayant des caractéristiques communes et que les historiens considèrent comme des moralités tardives. Ses références proviennent des registres des Menus Plaisirs, de citations de Greene , de Nashe et de Willis dans sa fameuse description d'une pièce perdue : The Cradle of Security (circ. 1570) 24 . Les pièces intitulées : Three Lords and Three Ladies of London (1589), et Two Wise Men and All the Rest Fools (1619) se désignent elles-mêmes à l'aide du substantif morall 25 . Dessen dénombre plusieurs citations entre 1590 et 1620 dans lesquelles allusion est faite à des pièces comme étant des moralls. 26

Soulignons aussi le fait que le terme morall pouvait désigner des œuvres non dramatiques et notamment satiriques dans lesquelles la critique des mœurs et de la société était souvent présente.

Notre détour nous amène à suggérer que l'emploi du terme morall est trompeur et qu’il est vain de lui attribuer une valeur opératoire qui déboucherait sur une définition d’un genre théâtral. Notre propos n’est pas de figer la moralité dans une définition et si nous utilisons le mot "moralité" ce sera dans le sens de "pièce ayant un contenu moral à tendance religieuse".

Le terme d'interlude nécessite également des précisions. Les études de Chambers et de Glynne Wickham nous éclairent amplement sur la signification et sur l'origine incertaine de ce mot. Chambers et Wickham basent leur définitions sur le mot latin ludus , ce qui désignait, avec le verbe ludere, tout le domaine du jeu . Néanmoins c'est vers l'historien néerlandais Johan Huizinga que nous allons nous tourner pour apporter un éclairage plus élaboré sur les significations de ces mots latins :

‘Le fondement étymologique de ludere, si le mot peut être utilisé à propos des bats des poissons, du vol folâtre des oiseaux, du clapotis de l'eau, ne paraît pas résider dans le domaine du mouvement rapide, comme tant de vocables ludiques, mais bien plutôt dans celui du non-sérieux, de la feinte, de la moquerie. Ludus, ludere comprend le jeu enfantin, le délassement, la compétition, la représentation liturgique et, de façon générale, scénique, le jeu de hasard. Dans l'expression lares ludentes il signifie "danser". La notion de "revêtir l'apparence de" semble au premier plan. De même, les compositions alludo, colludo, illudo sont toutes orientées vers l'idée de l'irréel, du fallacieux. Ludi s'écarte de ce point de départ sémantique au sens des jeux publics, qui acquirent une place si importante dans la vie romain ; de même, ludus , au sens d'école : l'un parti de la signification de compétition, l'autre probablement de celle d'exercice 27 . ’

Au Moyen Age le mot ludus a été réemployé pour décrire tout type de sport ou de jeu ayant valeur de distraction, que ce soit avec une intention didactique ou non. A côté du latin ludus, ludere existaient iocus, iocari avec le sens spécifique de badinage, plaisanterie. Ce terme spécifique a étendu sa signification à celle de "jeu", "jouer", et a complètement supplanté ludus, ludere dans toutes les langues romanes, ce qui donne jeu, gioco et juego en français, italien et espagnol modernes.

Glynne Wickham nous apprend que l'église a donné une impulsion au développement de l'aspect mimétique du drame pendant le XIIe siècle car certains passages de la Bible furent joués selon le concept de saint Augustin qui voit le monde en tant que théâtre dans lequel les êtres humains jouent leur vie avec pour spectateurs Dieu, ses anges, les saints et les martyrs. Les mots latins lusores et joculatores furent réintroduits pour désigner les acteurs dans ces manifestations. En anglo-saxon les mots équivalents furent plega, plegan qui signifient "jeu ", "jouer", et accessoirement aussi "mouvement rapide", "geste", "serrement de main", "applaudissement", "jouer d'un instrument de musique" ; plegman signifiait player. Le mot anglo-saxon gomen signifiait game, et gomensteora, gamester. Player et gamester furent quasiment des synonymes jusqu'à la fin du XVIe siècle. Les joueurs étaient considérés ainsi comme les activateurs, en somme comme des acteurs : ces concepts ont survécu à la Réforme, les mots play et game étant employés quasiment comme des synonymes jusqu'à la fin du XVIe siècle. Wickham explique que les règles du jeu étaient simples :

‘The first of these rules was that since the stage action was itself a game, it was not "in earnest": in other words it was a fiction, a convenient pretence through which the author, or "maker" as he was known, was enabled to comment on human existence, explain man's motives for his actions, and discuss the consequences. The second of these rules was that this commentary should be conducted within the orthodox beliefs of Roman Catholicism. The third was that the scenic, costume and acting conventions of the stage must allow the playmaker complete freedom of movement in time and space, uninhibited by considerations of verisimilitude. Thus the make-believe aspect of any form of drama was openly admitted and fully exploited 28 . ’

La brièveté était l'un des traits particuliers de l'interlude , ce qui nous aide à comprendre la dérivation du mot. Inter, en latin, veut dire "entre". Quatre explications ont été formulées pour la signification de ces deux mots dans le contexte de l'art dramatique : Chambers cite la définition fournie par les éditeurs du New English Dictionary :

‘[...] a dramatic or mimic representation, usually of a light or humorous character, such as was commonly introduced between the acts of the long mystery-plays or moralities, or exhibited as part of an elaborate entertainment 29 .’

Une deuxième tentative de définition, citée par Chambers , émane du Dr. Ward cette fois-ci :

‘It seems to have been applied to plays performed by professional actors from the time of Edward IV onwards. Its origin is doubtless to be found in the fact that such plays were occasionally performed in the intervals of banquets and entertainments, which of course would have been out of the question in the case of religious plays proper 30 .’

Ces deux définitions ne tiennent pas compte du fait que le terme interlude fut appliqué à une gamme très variée de représentations dramatiques connues au Moyen Age. Chambers cite même l'exemple de New Romney où des acteurs furent rémunérés en 1426 pour "the play of the interlude of our Lord's Passion." Ses investigations le conduisent à conclure que l'emphase sur inter avait été mal déterminée et qu'il s'agissait plus vraisemblablement d'un ludus entre deux ou plusieurs interprètes : "[...]in fact, a ludus in dialogue. The term would then apply primarily to any kind of dramatic performance whatever 31 ".

Wickham avance une autre explication, en filigrane derrière celles évoquées ci-dessus, à savoir l'intérêt porté à l'antiquité romaine qui caractérise partiellement le XIIe siècle : on cherchait à imiter les empereurs romains dans leur façon à ponctuer de divertissements les longs festins auxquels ils s’adonnaient et ceci aurait donné lieu à l'emploi du mot interludium en Europe médiéval, traduit plus tard dans les nouvelles langues vernaculaires par intermezzo en Italien, entremets en français et enterlude en anglais. Cette évolution expliquerait en partie pourquoi le mot entyrludes fut accouplé à "somour games" et à d'autres amusements maudits comme le chant et la lutte dans le Handlyng Synne de Robert Mannying de Brunne du début du XVe siècle 32 . Enfin, les interludes ne semblent pas avoir été liés aux fêtes religieuses et populaires du calendrier comme l'étaient les drames musicaux liturgiques, les Cycles de Corpus Christi ou les miracles. Avec le temps le mot interlude fut employé non seulement pour désigner le type de divertissements offert aux privilégiés et aux érudits dans les grandes salles des châteaux et des monastères, mais aussi, par extension, pour désigner les artistes eux-mêmes et pour décrire plus généralement les divertissements proposés à d'autres catégories sociales en des lieux les plus variés.

Le vocable de prédilection que nous retiendrons sera désormais celui proposé par Jean Paul Debax, "le théâtre du Vice" qu'il définit comme étant "un mode de fonctionnement théâtral" dans lequel opère "une fonction située dans une aire de personnage que nous appellerons, toujours faute de mieux, le Vice 33 ".

Nous pensons que la conception particulière du personnage dénommé "le Vice " a doté le théâtre anglais d'un mode de contact original entre ce personnage et les spectateurs pendant près de deux siècles, entre la fin du Moyen Age et la Renaissance. C'est un personnage dramatique qui évolue avec les innovations dues aux influences littéraires continentales et aux changements sociaux, et qui nous rappelle que le théâtre a aussi son intertextualité. Le contact privilégié avec le spectateur passe par le personnage-Vice qui manipule son audience avec adresse. Ce rapport se modifie au fil des années, selon le contenu mis en oeuvre, selon les appartenances religieuses des monarques qui se succédaient et selon les influences littéraires. La manipulation du spectateur est un ingrédient essentiel de l'expérience théâtrale Tudor et élisabéthaine. Cet ingrédient va jouer un rôle primordial pour celui qui fut le premier à proposer une véritable définition et formule de la tragi-comédie , et qui semble avoir encouragé l'expérimentation de cette formule en Angleterre. Giovan Battista Guarini , en exerçant un contrôle sur le récepteur, allait favoriser le genre mixte :

‘But it would be possible here to raise a new question, namely, what actually is such a mixture as tragicomedy ? I answer that it is the mingling of tragic and comic pleasure, which does not allow hearers to fall into excessive tragic melancholy or comic relaxation. From this results a poem of the most excellent form and composition, not merely fully corresponding to the mixture of the human body, which consists entirely in the tempering of the four humors,[ ...] 34

Shakespeare a exploré cet art de la manipulation du spectateur dans toute sa complexité, et dévoilé des subtilités insoupçonnées en intégrant de nouvelles techniques dramatiques à la panoplie des conventions pour mieux les dépasser.

Nous percevons dans le rôle détenu par le Vice le germe de ce procédé théâtral qui allait jeter les bases d'une complicité très étroite entre l'acteur et le spectateur. Le Vice perdit graduellement son bien fondé à l'intérieur de la pièce avec le processus de "naturalisation 35 " des rôles qui graduellement remplaçait l'allégorisation comme mode de présentation. Mais le principe de manipulation du spectateur par le dramaturge se prolongea et prit toute son ampleur dans la conception des pièces de Shakespeare .

Notes
24.

"This Prince did personate in the morall , the wicked of the world ; the three Ladies, Pride, Covetousnesse, and Luxury ; the two old men, the end of the world and the last judgement." : R. Willis, Mount Tabor, or Private Exercises of a Penitent Sinner, London, 1639 cité par John Payne Collier, History of English Dramatic Poetry to the Time of Shakespeare : and Annals of the Stage to the Restoration, Vol. II, London: John Murray, 1831, p. 274.

25.

"The Pleasant and Stately Morall of the Three Lords and Three Ladies of London..." La pièce Two wise men and All the Rest Fools s'intitule : "A Comicall Morall, Censuring the Follies of this age as it hath beene diverse times acted".

26.

Debax, Vice, pp. 21-22.

27.

Johan Huizinga, Homo ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu , Paris: Gallimard, 1951, p. 69.

28.

Glynne Wickham , éd., English Moral Interludes, London: Dent, 1975, p. vii.

29.

E. K. Chambers , The Mediaeval Stage, II, 1903, p. 181.

30.

A.W.Ward, History of English Dramatic Literature, (2nd éd.), 1899, vol.I.p. 86 : cité par Chambers , Mediaeval, p. 181.

31.

Chambers , Mediaeval, p. 183.

32.

Wickham , English, p. vii.

33.

Debax, Vice, p. 26.

34.

Giovan Battista Guarini , The Compendium of Tragicomic Poetry (1599), cité et traduit par Allan H. Gilbert, éd. Literary Criticism : Plato to Dryden, Detroit: Wayne State University Press, 1962, p. 512.

35.

Pour une description de ce processus voir Bernard Spivack , Shakespeare and the Allegory of Evil, New York and London: Columbia University Press, 1958, pp. 206-414.