2. 1 La nature du discours tenu par le Vice : la plurivocité du mot

Il ne nous appartient pas dans cette étude de disserter sur toutes les théories élaborées par M. Bakhtine concernant l'interaction énonciative, mais certains éléments intéressent notre propos. Généralement, dans le schéma de la communication le rôle du locuteur est celui de l'activité langagière, de la construction, du façonnage et de la modélisation de l'énoncé, tandis que celui de l'auditeur est basé sur la réception passive, la perception et la compréhension du message énoncé. Bakhtine attribue et restitue à l'auditeur une activité aussi forte que celle du locuteur, une activité qu'il dénomme "responsivité active". Cette notion place l'accent sur la réponse accomplie par l'auditeur : celui qui reçoit, comme celui qui émet, élabore du sens :

‘Tandis que je parle je prends toujours en compte le fond aperceptif sur lequel ma parole sera reçue par le destinataire, le degré d'information que celui-ci possède sur la situation, ses connaissances spécialisées dans le domaine de l'échange culturel donné, ses opinions et ses convictions, ses préjugés (de mon point de vue), ses sympathies et ses antipathies, etc.— car c'est cela qui conditionnera sa compréhension responsive de mon énoncé. 37

Bakhtine , comme socio-linguiste, maintient que toutes les idéologies, — religion, droit, art, littérature, science, — ne sont que des systèmes de signes spécifiques, le langage étant le plus universel de tous, ce qui en fait l'instrument commun de la majorité des idéologies. Le signe pour Bakhtine n'est pas un fait de conscience individuelle, réductible aux lois de la psychologie. C'est plutôt un fait social, objectif, toujours donné du dehors à la conscience. Le mot, thème et forme du signe, est présenté comme "une arène en réduction où s'entrecroisent et luttent les accents sociaux à orientation contradictoire" dans Le Marxisme et la Philosophie du Langage 38 . C'est un index sensible aux changements sociaux. Pour lui le langage n'existe que par la parole et la parole n'est rien en dehors du dialogue, qui la fait vivre ; par contre, dans le monologue la parole se fige et meurt. La caractéristique fondamentale du discours romanesque est définie en tant qu'exploitation consciente et systématique des structures "dialogiques" du langage, de la plurivocité du mot, de la présence simultanée, dans un même énoncé, de sa voix et de celle d'autrui. Bien que Bakhtine théorise surtout sur la poétique du roman, ses propos nous paraissent pertinents en ce qui concerne les divers types de rapports qui peuvent s'instaurer dans un même texte, un même énoncé, un même mot, entre l'intention du locuteur et l'intention d'autrui.

Bakhtine considère que les sociétés pré-modernes furent caractérisées par ce qu'il qualifie de "monolinguisme ", une langue stable et unifiée. Il use de la notion de "polylinguisme " pour signifier la présence simultanée de deux ou de plusieurs langues nationales au sein de la même société, un phénomène qui s'est développé dans la Rome antique et pendant la Renaissance. Un troisième concept, celui de "multilinguisme ", fait ressortir la présence de différents modes de parler et d'un conflit entre les discours centripètes et les discours centrifuges, entre le discours officiel et le discours non-officiel à l'intérieur d'une même langue nationale. Ces trois concepts pourraient être mis en parallèle avec les différentes étapes de la montée et du prestige des langues vernaculaires, et éclairer davantage le processus de "naturalisation" du rôle du Vice que Bernard Spivack 39 a décrit, processus qui selon lui correspond à un affaiblissement de l'allégorie comme mode de représentation. Nous ne pourrons qu'esquisser ce parcours dans les pages qui suivent, en se référant tout d’abord à M. C. Bradbrook qui fait la remarque suivante:

‘In learned circles it was, up to the eighties, a question whether English was fit to be used at all for any but practical everyday affairs .... Quite suddenly, towards the end of the fifteen eighties, apologies for the rude, barbarous, base, vile, barren and 'misorned' vulgar tongue gave way to triumph 40 .’

et en citant Alexander Neville qui, dans sa préface au lecteur de sa traduction de The Lamentable Tragedy of Oedipus ... out of Seneca (1563), prie ses allocutaires de bien vouloir prendre conscience de l'infériorité de la langue anglaise par rapport au latin au niveau du style :

‘In fine, I beseech all to gether (if so it might be) to beare with my rudenes, and consider the grosenes of our owne Countrey language, which can by no meanes aspire to the high lofty Latinists stile. 41

Notes
37.

Mikhaïl Bakhtine , Esthétique de la création verbale, traduit par Alfréda Aucouturie, Paris: Gallimard, 1984, p. 304.

38.

Mikhaïl Bakhtine , Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d'application de la méthode en linguistique, traduit par Marina Yaguello,Paris: Editions de Minuit, 1977, p. 67.

39.

Bernard Spivack , The Allegory of Evil, New York and London: Colombia University Press, 1958, p. 312 : The whole effort, in short, of the world in which he now finds himself is to naturalize him to its human laws and conventions,[…]"

40.

M. C. Bradbrook, The Growth and Structure of Elizabethan Comedy, London: Chatto & Windus, 1955, p. 33-34.

41.

Texte cité par Norbert H. Platz, éditeur, English Dramatic Theories, Vol. I, From Elyot to the Age of Dryden, 1531-1668, Tübingen: Max Niemeyer Verlag, 1973, p. 10.