2. 2 Le discours parodique comme reflet de la conscience collective

C'est surtout à M. Bahktine, en sa qualité d'historien de la littérature, que nous ferons appel. Ce dernier voit la genèse du roman comme étant liée aux époques où l'absolutisme autoritaire de la langue unique, coexistant avec une société et une civilisation, est remis en question par l'apparition, à l'horizon culturel, d'une ou de plusieurs langues étrangères : l'époque hellénistique, l'Empire romain, l'aube de la Renaissance, lorsque les langues nationales de l'Europe occidentale se substituent au latin. Sa remise en question de la langue unique, autoritaire, hiérarchique et hiératique des grands genres littéraires traditionnels est liée à l'existence de genres parodiques qui, de l'Antiquité au Moyen Age et à la Renaissance, réfléchissent la grande littérature dans le miroir déformant du rire :

‘La conscience linguistique, en parodiant le discours et les styles directs, en cherchant à tâtons ses limites, ses côtés comiques, en révélant son aspect typique, se plaçait en dehors de ce discours direct et de tous ces procédés figuratifs et expressifs. Un nouveau mode d'élaboration créatrice du langage naissait : l'écrivain apprend à le regarder de l'extérieur, avec les yeux d'un autre, du point de vue d'un autre langage, d'un autre style possibles. 42

La parodie , d'après M. Bakhtine , est l'exemple le plus simple du langage "bivoque", où le parodiste superpose son intention comique à l'intention sérieuse du parodié.

‘L'auteur d'un discours direct — épique, tragique, lyrique — a affaire à l'objet qu'il célèbre, représente, exprime, et à son langage propre, considéré comme instrument unique et parfaitement approprié à la réalisation de son dessein direct objectal. Ce dessein, et sa composition thématique et objectale, sont inséparables du langage direct du créateur : ils sont nés, ils ont mûri dans son langage à lui dans le mythe national, qui l'imprègne, dans la tradition nationale. 43

Par contre la position et l'orientation de la conscience parodique sont bien différentes :

‘[...] elle s'oriente autant sur l'objet que sur le discours d'un autre qui le parodie , discours qui devient alors représentation, et se produit cette distance entre le langage et la réalité dont nous avons parlé. Et le langage qui paraissait un dogme absolu, tant qu'il était emprisonné et soumis à un unilinguisme obtus, devient hypothèse de travail, pour accéder à la réalité et l'exprimer. 44

Cette métamorphose , précise Bakhtine , ne peut se réaliser que dans un climat de plurilinguisme. Mais il ne faut pas oublier que tout unilinguisme est relatif; les langues et cultures s'éclairent mutuellement, activement et à la place du monde linguistique "ptoléméen clos", seul et unique, vient se substituer "le monde galiléen", ouvert, avec ses langages multiples, s'éclairant les uns les autres. Dans son essai intitulé "De la préhistoire du discours romanesque " M. Bakhtine trace le développement du "verbe romanesque" qui a pris forme au sein des genres oraux familiers de la langue parlée populaire et parmi certains genres folkloriques et littéraires inférieurs. Il nous rappelle aussi que la langue littéraire latine se créait à la lumière de la langue grecque littéraire et que les débuts de la littérature romaine sont caractérisés par son trilinguisme : la grecque, l'osque 45 et la romaine. D'autre part, il souligne le fait que pendant la période historique des Hellènes, stable du point de vue du langage et unilingue, l'art de la parodie fleurissait dans les basses couches populaires, comme si l'ancien conflit des langues et des dialectes, le processus de leur hybridation se prolongeaient ‘"hors de l'emprise centralisatrice et unificatrice du langage littéraire prédominant’" 46 . Davantage plus pertinents pour notre propos concernant la voix du Vice sont ses remarques au sujet de l'ambiguïté à l'égard de la parole d'autrui contenue dans les citations des auteurs hellénistes ainsi que dans celles des peuples européens du Moyen Age :

‘A cette époque, [au Moyen Age], la parole “d'un autre” jouait un rôle grandiose : la citation était claire, respectueuse avec insistance, semi-voilée, occulte, mi-consciente, inconsciente, exacte, gauchie à dessein ou non, réinterprétée volontairement, et ainsi de suite... 47

Cette parole d'autrui en une langue étrangère fut avant toute chose la parole sacrée de la Bible, des Evangiles, des Apôtres et des Pères et Docteurs de L'Eglise. Parfois nous trouvons une citation pieuse et passive, mise en relief et en valeur ; parfois nous découvrons un emploi parodique, travestissant, équivoque, même licencieux ou franchement obscène ! Il est souvent malaisé de déceler si l'on cite la Parole sacrée avec componction ou familièrement, s'il s'agit d'un jeu parodique, ou jusqu'à quel point il ne s'agit pas d'un blasphème. La célèbre Cœna Cypriani, (la "Cène de Cyprien") la plus ancienne parodie grotesque , écrite entre le Ve et le VIIe siècle, a exploité toute l'histoire sacrée, depuis Adam jusqu'au Christ, utilisant ses événements et ses symboles pour dépeindre un banquet bouffon et excentrique, une sorte de symposium gothique. Elle prend racine dans les profondeurs de l'antique parodie rituelle, dans l'humiliation et la ridiculisation rituelles des puissances suprêmes. Quelle est la signification d'un tel jeu avec la Parole ? Certains chercheurs accordent à l'auteur un dessein fort innocent : c'est un système de mémorisation qui permet d'instruire en amusant, qui sert d'instrument mnémotechnique pour aider les chrétiens, autrefois de croyance païenne, à mieux se familiariser avec des personnages et des événements de l'Ecriture. D'autres l'identifient comme parodie sacrilège.

Dans la mesure du possible, on doit éviter d'appliquer à la parodie médiévale et à la parodie antique des conceptions contemporaines sur le texte parodique. Nous évoluons dans un monde de langage libre et démocratisé. Les langues littéraires telles que le français, l'allemand, l'anglais furent créées dans un processus de destruction qui balaya l'antique hiérarchie des mots, des formes, images et styles qui, fortement graduée, infiltrait tout le système du langage officiel et de la conscience linguistique avant la Renaissance. Les genres comiques et parodiques de la fin du Moyen Age et de la Renaissance contribuèrent à la formation de ces langues comme en témoigne les divers registres dans le théâtre du Vice.

Notes
42.

Mikhaïl Bakhtine , Esthétique et théorie du roman, traduit par Daria Olivier,Paris: Editions Gallimard, 1978, p. 418.

43.

Ibid., p. 418

44.

Ibid., p. 418.

45.

Osques : habitants préhistoriques de l'Italie du Sud. (Ofci, Oboci, Osci.) Strabon nous apprend que les farces atellanes, seule forme littéraire osque connue, se jouaient à Rome en son temps. (Mort en 21 avant notre ère.). Note de bas de page : Ibid., p. 420.

46.

Bakhtine , Esthétique et théorie du roman p. 423.

47.

Ibid., p. 425.