2. 3 Mankind comme reflet de la conscience collective

Après ces remarques préliminaires empruntées en grande partie à M. Bakhtine nous allons nous efforcer d’élucider la façon dont la parole, étant multiaccentuelle et composée de plusieurs langages qui s'éclairent mutuellement dans le cadre du théâtre du Vice, reflète la conscience collective. Nous nous tournerons vers la pièce anonyme Mankind (c. 1470) pour illustrer et étayer notre propos. Bien que cette pièce appartienne strictement parlant au théâtre médiéval et non pas au théâtre Tudor, nous y identifions déjà l'une des clefs de voûte de la structure même du théâtre du Vice qui amorçait son édification pour plus d'un siècle. Peter Happé en incorpore un extrait dans son édition de Tudor Interludes ; il justifie cette inclusion dans son introduction 48 en postulant qu'une telle pièce "must have established the vigorous comedy of crime before the interlude began to develop fully". Glynne Wickham , dans son introduction de Mankind, 2 3 attire notre attention sur l'importance accordée aux mots par l'auteur anonyme :

‘Words are regarded by the author to be of at least equal importance with deeds as tangible tokens of an individual's state of mind.’

L'autorité de la Parole Sainte, du livre de Job et du Jugement Dernier tel qu'il est raconté dans le Nouveau Testament, enchâsse les dialogues entre les divers personnages. Mercy , la voix transcendantale, donne le ton dans le Prologue : les spectateurs sont coupables du péché originel et peuvent s'attendre à une sélection sévère le jour du Jugement Dernier : ‘"The corn shall be saved; the chaff shall be brent" (l. 43’) 49 . Les spectateurs sont encouragés à méditer sur ces paroles d'inspiration biblique et d'en tirer les conséquences. Dans ce Prologue c'est la voix des Pères de l'Eglise qui résonne, tel un sermon prononcé par un prêcheur Dominicain ou Franciscain du XVe siècle. Présentée devant des spectateurs croyants, cette pièce, comme maintes autres moral plays de l'époque à forte coloration religieuse tend à célébrer le christianisme non seulement comme une théologie, mais aussi comme une théorie de l'histoire, et comme une explication de la condition humaine. A cette époque cette vision du monde est quasiment universellement acceptée en Angleterre, et la plupart des pièces à tendance religieuse présentaient sous forme spectaculaire une démonstration de la véracité de cette vision du monde, en confrontant le spectateur à des éléments du quotidien et de l'inconnu, en opposant le matériel au spirituel, en traversant le passé, le présent et le futur. Dans ce théâtre la vie et l'histoire sont perçues comme des processus et l'homme est représenté comme un être d'origine divine, puis déchu et ensuite racheté. Une telle approche est présentée afin de faire comprendre au spectateur qu'il est impliqué lui aussi dans le processus, et qu'il a les mêmes choix significatifs à faire que le protagoniste : ‘"I beseech you heartily have this premeditation"’(v. 44). Cette démonstration est aussi présentée de manière à faire rire : la comédie du mal est un concept inquiétant car le comique ainsi que le mal sont tous deux très attirants et racoleurs.

Mercy est le représentant de l'esprit divin et son langage est celui de l'Ecriture, du Verbe. Comme la suite de la pièce le démontre, il y a un manque de communication entre Dieu et l'homme, mais le script, bien que rédigé en langue vernaculaire, laisse entrevoir la promesse d'une réconciliation grâce à la Parole transcendantale que prononce Mercy, tel un ventriloque. Le but didactique de la pièce est d'enseigner à l'homme le repentir afin de pouvoir bénéficier du salut.

Cette voix officielle de l'Eglise (et de l'Etat) est aussitôt parodiée par Mischief , qui semble être le chef de la bande des vices, dès son entrée en scène. Les paroles de Mercy sont rabaissées au niveau d'une sordide "calculation", d'une "dalliation" et une question ridicule est posée sous forme d'énigme existentielle à résoudre afin de discréditer totalement le prédicateur. Pour parachever la dérision, une pièce d'argent lui est enfoncée dans la bouche, comme s'il se donnait en spectacle lors d'une foire sur la place publique. Même la méthode d'interprétation des textes, l'exégèse, officialisée par l'Eglise, est parodiée et la citation de Job est retraduite en termes plus populaires ("lewd") et terre à terre, dans un latin travesti mais éclairé par les accents de la langue anglaise qui démystifie le latin des ecclésiastes et le renverse de son piédestal pour le mêler aux accents de la foule railleuse : "Corn serveth breadibus, chaff horsibus, straw firibusque" (v. 57). Ce latin de cuisine est un excellent moyen de faire la satire du pédantisme des doctes qui cherchent à asseoir leur autorité sur les consonances latines dont ils émaillent leur discours. Dans les textes sérieux ces citations latines secondaires servent à souligner, en s’appuyant sur l'autorité des Ecritures, la conclusion à laquelle on est parvenu par raisonnement déductif. Ici Mischief s'identifie au sermonnaire lui-même en prolongeant le sermon et commence la satire de Mercy qui apparaît plus comme un type qu'une abstraction personnifiée.

Un peu plus tard, Nowadays invite Mercy à traduire en latin un couplet scatologique:

‘I pray you heartily, worshipful clerk !
To have this English made in Latin :
'I have eaten a dishful of curds,
And I have shitten your mouth full of turds.
(v. 128-131)’

La réplique de Mercy qui veut se débarrasser de Mischief , adversaire gênant et potentiellement dangereux, met l'accent sur ce qui est souvent interprété comme la deuxième chute de l'homme, le châtiment collectif infligé lors de la destruction de la tour de Babel , symbole de l'orgueil de l'homme, et de l'instant où Dieu divisa et dispersa les hommes par la multiplicité des langues :

‘MERCY
Avoid, good brother ! ye been culpable
To interrupt thus my talking delectable.
(v. 63-64)’
Notes
48.

Peter Happé, Introduction, Tudor Interludes, éd. Happé, Harmondsworth: Penguin, 1972, p. 18.

2.

English Moral Interludes, éd. Glynne Wickham , London: J. M. Dent & Sons Ltd, 1976, p. 2.

49.

Mankind , éd. Glynne Wickham , English Moral, p. 8.