2. 4 La voix babylonienne du Vice

Une telle aliénation de l'homme et de son semblable par le biais des différences démontre comment un nom désignant un lieu, en l'occurrence Babel , s'inscrit dans l'histoire de l'homme comme le mauvais génie de la Bible du début (Genèse 11,1) jusqu'aux dernières pages de celle-ci (Apocalypse 18,2). Babel renferme les notions de langage déchu, d'orgueil, de communion rompue entre les hommes lors de leur aliénation de Dieu, ce qui rend incertain la notion de logocentrisme (selon laquelle le langage est supposé avoir une origine naturelle, voire même surnaturelle). Cette conception, courante parmi les linguistes du seizième siècle, fut forgée initialement par saint Augustin pour qui cette "ciuitas, quae appellata est confusio [cité, qui était nommée confusion] 50 ", impliquait une deuxième chute, et engendrait l'aliénation du signe de son signifiant d'origine divine, nécessitant par la suite une interprétation multiple et souvent imparfaite de la Vérité unitaire des Ecritures. Pour cette raison Francis Bacon peut remettre en question l'illusion de contrôle que l'on prétendait avoir sur les mots :

‘For men believe that their reason governs words, but it is also true that words react on the understanding, and this it is that has rendered philosophy and the sciences sophistical and inactive. Now words, being commonly framed and applied according to the capacity of the vulgar, follow those lines of division which are most obvious to the vulgar understanding. And whenever an understanding of greater acuteness or a more diligent observation would alter those lines to suit the true divisions of nature, words stand in the way and resist the change. 51

Les paroles de Mercy témoignent de cette confiance critiquée par Bacon :

‘I discommend the vicious guise — I pray have me excused
I need not speak of it : your reason will tell it you :
Take that is to be taken, and leave that is to be refused !
(v. 182-184)’

Cependant New Guise, lors de sa deuxième entrée en scène, nous fait une démonstration de la façon baconienne dont les mots peuvent se retourner et défier le sens intentionnel de l'énonciateur. Lorsque Mercy prêche la mesure à Mankind , en prenant pour exemple la manière dont on parvient à dompter un cheval, New Guise renvoie ce commentaire :

‘Ye say true, sir ! Ye are no faitour ;
I have fed my wife so well till she is my master
I have a great wound on my head ! lo ! and theron lieth a plaster ;
And another — where I piss my peson
And my wife were your horse, she would you all to-banne.
(v. 244-249)’

Le sérieux de l'ecclésiaste est éclairé par la voix d'autrui, celle de la place publique où "ride" et "horse" sont dotés de connotations sexuelles. La voix de la place publique ressurgit à tout moment, figurant parmi "the Idols of the Marketplace" que Francis Bacon déplore tant :

‘There are also Idols 52 formed by the intercourse and association of men with each other, which I call Idols of the Marketplace on account of the commerce and consort of men there. For it is by discourse that men associate, and words are imposed according to the apprehension of the vulgar [the common understanding]. And therefore the ill and unfit choice of words wonderfully obstructs the understanding. Nor do the definitions or explanations wherewith in some things learned men are wont to guard and defend themselves, by any means set the matter right. 53

Dans le drame du repentir, les deux types de discours, que nous avons appelé "officiel" et "non-officiel", ont une transparence significative qui dépend de leur rapport soit positif soit négatif avec l'autorité transcendantale. Les spectateurs ne restent pas dans le doute : le langage employé leur transmet l'apparenté des actants selon qu'ils sont du côté du Bien ou du côté du Mal. L'analyse citée de F. Bacon concernant l'imperfection du langage, liée à l'impossibilité de chaque énonciateur de contrôler l'impact de son discours sur le récepteur, nous permet de déterminer sous un angle rétrospectif la conception du langage tenue par les linguistes de l'époque précédant la sienne. Pour mieux comprendre les intentions des dramaturges de la fin du quinzième et du début du seizième siècle il conviendrait de prendre en considération les théories promulguées par les linguistes contemporains.

La prolifération de textes sur la grammaire, la rhétorique, la logique émanant des linguistes anglais du seizième siècle témoignent de la façon dont cette époque aussi était consciente des imperfections du langage. Malgré ces imperfections, le langage était considéré comme un outil adéquat d'expression ; ces linguistes s'attaquaient à la forme du langage, jugée immature et mal enrichie, mais ne mettaient pas en cause le langage par lui-même. Lorsque le langage échoue, le locuteur, non pas le discours, est trouvé fautif. Un discours défectueux est le fruit du péché, comme le précise Roger Ascham en évoquant une corrélation entre la qualité du discours et la rectitude morale : ‘"For all such authors as be fullest of good matter and right judgement in doctrine be likewise always most proper in words, most apt in sentence, most plain and pure in uttering the same’" 54 . L'imperfection du langage était imputée à une faille dans l'esprit ou dans le cœur du locuteur. Les commentateurs du livre de la Genèse (2, 19) font allusion au langage parfait employé par Adam lors de la nomination de chaque espèce animale. Ce fut un langage d'origine divine, prononcé par une créature spirituellement et intellectuellement pure ; malheureusement, le péché a privé Adam de ce discours privilégié 55 .

Mankind , protagoniste abstrait qui symbolise l'ensemble des communs mortels, est néanmoins bien ancré, par le biais d'analogies figurées, dans le passé ainsi que dans le présent. Il manipule une bêche, possède un lotissement, sème du blé ; le spectateur l'identifie ainsi en partie aux personnages bibliques Cain et Adam. De nombreuses allusions verbales faites par Mercy font ressortir la notion que la vie est une série d'épreuves auxquelles l'homme doit être soumis, tel Job, afin d'en fortifier l'âme pour lui permettre de bénéficier du salut :

‘God will prove you soon ; and, if that ye be constant,
Of His bliss perpetual ye shall be partner.
(v. 282-283)’

En passant d'un registre de langage à un autre plus grossier, Mankind participe au cheminement de l'homme qui, d'abord doté du même langage que le Créateur, puis après avoir succombé au péché, use d'un langage déchu, imparfait. Il s'exprime d'une manière de plus en plus laxiste au fil des contacts avec les vices qu'il côtoie de son plein gré, refusant d'entendre Mercy qui le conseil de délaisser la compagnie des vices (v. 731) : "to-morn or the next day" il sera le bienvenu. A travers ce cheminement de Mankind, nous voyons la démonstration de la manière dont le langage, suite à la chute du premier homme, perd sa relation autrefois transparente avec Dieu et avec Sa création. Dans le but de révéler comment l'homme est devenu mortel, sexué, organisé en société et obligé de travailler pour se nourrir, le dramaturge a donné à son protagoniste Mankind deux types de discours : celui qu'il emploie en présence de Mercy au début et à la fin de la pièce, lorsqu'il est maître de lui-même et celui qu'il épouse lorsqu'il se soumet à l'emprise de Titivillus et de ses acolytes.

Le choix de Titivillus n'est pas innocent. Il s'agit du serviteur invisible de Satan qui est armé d'un filet et d'un sac dans lequel il collecte les pensées et les paroles inavouables de ses victimes afin qu'il puisse les présenter contre eux le jour du Jugement Dernier. Les agents de Titivillus — Mischief , New Guise, Now-a-Days et Nought — sont investis d'une mission bien précise : débaucher Mankind afin de lui faire adopter le même parler relâché et dissolu dont ils usent : c'est le mariage auquel fait allusion New Guise :

‘I would your mouth and his arse, that this made,
Were married junctly together !
(v. 345-346)’

Lorsque ce mariage est consommé, ("he is one of our men !" déclare Now-a-Days (v. 671)), les vices s'emploient à le pousser au désespoir et au suicide.

Lors de la première confrontation avec les vices, Mankind manifeste sa ténacité et les prie de s'en aller, de cesser de tout tourner en dérision avec leur "japing" (v. 348). Il est soucieux de rester dans la lignée théologale tracée par Mercy . Bien que notre protagoniste prenne soin de remercier Dieu pour son aide lors de la première défaite des vices, une brèche commence déjà à s'ouvrir dans sa constitution : l'orgueil, que représente le diable et ses acolytes, dresse la tête à l'intérieur de lui-même et finit par l'emporter sur lui. Les pensées orgueilleuses sont chassées pendant un certain temps :

‘I shall convict them, I hope, every one —
Yet I say amiss ; I do it not alone —
With the help of the grace of God I resist my fone.
And their malicious heart(s).
(v. 404-407)’

Cependant Mankind manque de résolution et dès qu'il est mis à l'épreuve par Titivillus, il cède le pas au découragement et à l'indolence. Ses pensées d'ordre spirituel sont détournées vers les besoins corporels plus pressants. La chute s'amorce avec Titivillus comme meneur, qui, montrant le chemin à Mankind et commentant le processus pour le spectateur, expose le point de morale de la pièce. Les tentateurs dans ces pièces didactiques ont un rôle homilétique au même titre que les vertus : ces premiers se vantent de leurs exploits maléfiques et aliènent ainsi le spectateur qui, guidé par sa raison (infaillible à cette époque !) est censé se tourner vers le Bien. Les paroles de Mercy nous rappellent cet état de faits :

‘[…]your reason will tell it you :
Take that is to be taken, and leave that is to be refused !
(v. 183-184)’

Dès la première rencontre avec les quatre vices, Mercy fait appel à la raison des spectateurs afin qu'ils gardent leur distance vis-à-vis des comportements bestiaux qui s'attachent à dérider les choses saintes et à primer l'instinct naturel. L'importance du langage utilisé est capitale :

‘I [will] prove by reason they be worse than beasts :
A beast doth after his natural institution ;
Ye may conceive by their disport and behaviour,
Their joy and delight is in derision
Of their own Christ, to His dishonour.
This condition of living, it is prejudicial ;
Beware thereof ! it is worse than any felony or treason.
How may it be excused before the Judge of [us] all
When, for every idle word, we must yield a reason ?
(v. 164-172)’

La voix des vices dans ces épisodes est celle qui réveille les instincts bestiaux, les besoins de la chair ; c'est celle qui confond la raison ; c'est surtout celle qui crée la discorde , entraînant la confusion et le désespoir.

Notes
50.

Cité par Richard Hillman, Self-speaking in Medieval and Early Modern English Drama : Subjectivity, Discourse and the Stage, Basingstoke: Macmillan Press, 1997, p. 82.Hillman cite le De Civitate Dei 48 : 504 (livre 16), Chap. 4 ; "City of God".

51.

Francis Bacon ,"Novum Organum", Aphorism LIX, dans Translations of the Philosophical Works, vol. 1, traduit par Robert Leslie Ellis, James Spedding, Douglas Denon Heath, London: Spottiswoode and Co., 1910, pp. 60-61.

52.

Le mot "idol", dérivé du grec eidòlon, "image", signifie dans la pensée de F. Bacon les spectres et les phantasmes qui semblent exister dans la nature, mais qui font partie seulement de nos facultés descriptives et interprétives.

53.

Bacon , "Novum Organum", Aphorism XLIII, The Works, p. 54.

54.

Roger Ascham , The Schoolmaster (1570), éd. Lawrence Ryan, rpt. Ithaca: Cornell University Press, 1967, p. 115.

55.

Cette tradition remonte jusqu'à saint Augustin.