2. 5 La voix ambivalente de la fête

Mankind se joint aux vices pour se soulever contre la Parole sainte et manifester son orgueil en prenant avec eux le contre-pied de l'exposé dogmatique présenté par Mercy . Il demande "mercy" pour les malheurs qu'il leur a causé et s'apprête à être inscrit dans le registre de leur confrérie lorsque Mischief transforme le jeu en parodie non seulement des manifestations de la vie religieuse mais en même temps du pouvoir officiel sous forme de tribunal burlesque . On a le sentiment que Mischief communique les termes d'une charte accordée à une confrérie joyeuse. La veste de Mankind est raccourcie, "after the new guise" (v. 678), geste symbolisant son adhérence et son initiation aux mœurs des malfaiteurs de la bande à Mischief. Les thèmes comiques traditionnels (la bière, les femmes) font l'objet d'allusions présentées dans une structure qui respecte la procédure des tribunaux du manoir. Il est évident qu'une telle genèse renforce le pouvoir comique des thèmes burlesques — elle ordonne juridiquement la libération des instincts. Le blasphème est autorisé par la même occasion car cet intermède se situe dans le contexte euphorique de la fête des saturnales , de la mise du monde à l'envers — l'ordonnance rendue par Mischief n'est autre qu'une inversion de la majorité des dix commandements communiqués à Moïse sur le mont Sinaï. Mankind atteint au paroxysme de la débauche dans cette scène dans laquelle la répétition de "I will" à toutes les sollicitations diaboliques formulées par Mischief aurait permis à un puritain comme Philip Stubbes d'aisément amalgamer la fête populaire au sabbat démoniaque 56 . L'ambivalence de la fête se fait sentir : des moments de liesse se transforment soudainement en moments d'angoisse et une confusion tragi-comique qui pourrait virer entièrement au tragique provoque une rupture au milieu des réjouissances.

Les vices poussent Mankind au bord du suicide, mais se dispersent à l'arrivée de Mercy qui les chasse afin de pouvoir ressusciter son "fils" égaré. Ce moment de réconciliation a son corrélatif dans la Pentecôte qui étaient pour les exégètes et commentateurs du seizième siècle l'antidote de Babel , la révocation de la punition infligée par Dieu à Babel, l'occasion où la notion de charité incarnée par le Christ fut insufflée aux disciples. La Genèse et les Actes des Apôtres, suivis d'une longue tradition d'interprétation, ont imputé la responsabilité de l'échec et de la réussite du langage à l'homme. Le péché de l'homme a corrompu et son esprit et son discours. Dieu, par l'intermédiaire du Mot incarné, avait donné la possibilité de racheter le péché et le discours. Puisque l'orgueil était responsable de cette situation, la faute pouvait, par exemple, être rachetée par la charité. Mais les conséquences du péché originel et de Babel perdureraient si chaque individu n'acceptait pas la solution offerte par la Parole. Le pêcheur avait le choix de faire régner soit Babel, soit la Pentecôte. Dans cette interlude les vices pourraient représenter les voix confuses de Babel, la voix de l’orgueil qui dresse une barrière devant l'accès à la connaissance du divin ; Mercy, tel l'Esprit Saint, comme un deus ex machina avant la lettre, délivre Mankind dont l’âme avait été corrompue par ses geôliers "babyloniens" ("wicked captivity" v. 911). A cette époque la détérioration linguistique était conçue comme étant le signe de la corruption morale, et non pas comme le signe de l'inadéquation du langage lui-même. A travers cet épisode le spectateur est invité à revivre un événement important dans son histoire sainte. Ceci implique une expérience religieuse par le fait qu'elle se distingue de l'expérience ordinaire, de la vie quotidienne. La "religiosité" de cette expérience est due au fait qu'on réactualise des événements exaltants et significatifs, qu'on assiste de nouveau aux œuvres créatrices de la puissance divine.

Notes
56.

Philip Stubbes , Anatomy of Abuses, 1583, première partie, éd. F.J.Furnivall, London, 1877-79, pp. 148-149.