2. 6 Youth et l'antidote de Babel

Une expérience similaire peut être vécue à travers le moment d'illumination qui est mise en scène dans l’interlude de Youth 57 . Au contraire de Mankind , le protagoniste Youth est, dès le départ de la pièce, bien installé dans le Mal, la débauche et la violence. Il y reste jusque dans l'épisode ultime où l'infléchissante vertu principale de la pièce, Charite, finit par transmettre le message divin qu'il ne cesse de réitérer depuis le début de l'interlude. Youth n'entend pas dans le discours de Charite l'appel à la soumission et à la confiance en Dieu, un appel qui passe par les deux autres vertus théologales qui complètent cette trinité avec Charite : la Foi et l'Espérance. C'est par cette trinité que Youth pourra être sauvé. Mais Youth s'est enchaîné aux vices et à Mammon 58 , symbole de la richesse inique. La satire des prêtres et de l'Eglise fait de Charite un vendeur de fausses espérances, un marchand du royaume de félicité dans un autre monde à venir. Le miracle du rachat des péchés que Charite ne cesse de clamer ne peut être entendu par Youth qui s'est soumis à Ryot et à Pryde : il jure constamment au nom de Dieu, mais pour lui ces mots sont vides de sens. Cependant, à l’issue d’une réplique de Charite, tout bascule soudainement ; les mots réussissent à pénétrer Youth et la Vérité lui est alors révélée. Francis Guinle souligne la signification de ce moment charnière comme étant "une dramatisation du mystère et du miracle de la transsubstantiation : le vin que Youth propose si généreusement d'offrir à Dieu s'il le rencontre devient le sang que le Christ offre si généreusement à l'humanité pour son salut 59 ." Youth est en quelque sorte visité par l'Esprit Saint, car dès sa profession de foi prononcée, les vices se dispersent et n’attendent plus rien, Youth subit un changement de nom et se trouve drapé de nouveaux d'habits. La Parole Sainte lui est insufflée : touché par la grâce divine, Youth repart prêcher la doctrine officielle, répétant machinalement comme un ventriloque les paroles qui lui sont suggérées par Humilitye :

‘YOUTH
And whan I see misdoinge men,
Good counsell I shall geve them,
And exorte them to amende.
(v. 769-71)’

Youth est ramené à l'humilité et les méfaits de l'anthropocentrisme sont dénoncés. La voix officielle prend le dessus sur les partisans de la confusion et l'ordre règne de nouveau. Pour saint Augustin comme pour les exégètes et commentateurs du seizième siècle des Ecritures, le Mot "charité" était l'incarnation même du Christ. Insufflé aux disciples lors de la Pentecôte, il devenait l'antidote de Babel . Puisque une offense d'ordre spirituel avait engendré la punition linguistique, une réforme d'ordre spirituel la supprimerait. La charité a le pouvoir de refréner l'orgueil qui est la cause de l'incompréhension au niveau linguistique entre les hommes ; une fois la cause enrayée, une communication satisfaisante peut s'instaurer de nouveau entre les hommes. Il est nécessaire encore d'embrasser la charité afin de résoudre les problèmes d'ordre linguistique. Une tragi-comédie s’achève sur une harmonie relative après la tension créée par un comique qui poussait trop loin les limites de la parodie et de la satire vers le chaos et une fin tragique.

Les interludes comme Mankind et Youth appartiennent plus au théâtre de présentation et d'illumination qu’à celui de l'illusion. Les événements présentés sont moins des représentations mimétiques de la vie que des démonstrations analogiques du sens de la vie. Allusion est faite directement à l'espace du jeu théâtral, ce qui suggère une analogie avec le grand monde. Au début de The Castle of Perseverance (c.1425), The Pride of Life (c.1425), Wisdom (c.1475), Mankind (c.1475), Mundus et Infans (1508), Hickscorner (1513), Youth (1520), un prologue explicite l'argumentation de la pièce et le cadre de l'action. Les événements sont davantage contemporains qu'historiques à ce stade de développement du théâtre, et le spectateur voit se dérouler une analogie théâtrale de la condition humaine, une explication du mythe de la mort qui réitère l'histoire sainte primordiale, constituée par l'ensemble des mythes significatifs. Ainsi Pity donne le ton d'entrée du jeu au début de Hickscorner 60  :

‘PITY
Now Jesu the gentle, that brought Adam fro hell,
Save you all, sovereigns, and solace you send :
And of this matter that I begin to tell,
I pray you of audience, till I have made an end :
For I say to you, my name is Pity,
That ever yet hath been man's friend.
In the bosom of the second person in Trinity
I sprang as a plant, man's miss to amend ;
You for to help I put to my hand :
[...]
For all that will to heaven needs must come by me,
Chief porter I am in that heavenly city,
And now will I here rest me a little space,
Till it please Jesu of his grace
Some virtuous fellowship for to send.
(v. 1-9 ; 28-32)’

Pity fait appel à l'imagination des spectateurs et met en place la notion de double localisation du spectacle. L'espace du jeu , habituellement la place du marché ou de l'hôtel de ville ou un pré, devient le modèle réduit du monde, un microcosme.

Mircea Eliade tente de donner une définition assez générale de ce que comporte le mythe ; certains points peuvent éclairer notre propos concernant ce théâtre. Il constate que les mythes ‘"constituent les paradigmes de tout acte humain significatif" et "qu'en connaissant le mythe, on connaît l'"origine" des choses et qu’ensuite il est possible de les maîtriser et de les manipuler à volonté ; il ne s'agit pas d'une connaissance "extérieure", "abstraite", mais d'une connaissance que l'on "vit" rituellement, soit en narrant cérémonieusement le mythe, soit en effectuant le rituel auquel il sert de justification’ 61 ; [...]". Des pièces comme Mankind   et Youth font vivre une histoire sainte : les personnages du mythe sont réellement présents et les spectateurs deviennent leurs contemporains. Cela implique de vivre dans le temps primordial, le temps où l'événement a eu lieu pour la première fois :

‘Revivre ce temps-là, le réintégrer le plus souvent possible, assister de nouveau au spectacle des œuvres divines, retrouver les Êtres Surnaturels et réapprendre leur leçon créatrice est le désir qu'on peut lire comme en filigrane dans toutes les réitérations rituelles des mythes. 62

Ce désir, on peut le déceler derrière cette réitération sur le mode théâtral de l'égarement de l'homme dans un moment de faiblesse que sont les interludes Mankind et Youth , et présentés par leurs auteurs anonymes comme une histoire significative et exemplaire

Notes
57.

Youth (1520), éd. Peter Happé, Tudor Interludes, Harmondsworth: Penguin, 1972.

58.

Voir l'analyse plus détaillée du statut des personnages dans l'article de Francis Guinle : "Youth : Les limites de la parodie et de la satire ", dans Mélanges Lascombes : 'Divers toyes mengled.' Essays on Medieval and Renaissance Culture. Etudes sur la culture européenne au Moyen Age et à la Renaissance. In honour of André Lascombes. En hommage à André Lascombes. Réunies et présentées par Michel Bitot avec la collaboration de Roberta Mullini et Peter Happé. Publications de l'Université François Rabelais, Tours, 1996, pp. 125-135.

59.

Guinle, "Youth ", p. 134.

60.

Hickscorner , éd. Robert Dodsley, A Select Collection of Old English Plays, Vol. 1, fourth edition by W. Carew Hazlitt, London, 1874-76.

61.

Mircea Eliade, "Mythe : approche d'une définition", pp. 138-140, dans Dictionnaire des Mythologies et des religions et des sociétés traditionnelles et du monde antique, Vol. II, sous la direction d'Yves Bonnefoy, Paris: Flammarion, 1981, p. 139.

62.

Eliade, "Mythe.", p. 140.