2.7 La voix de la mémoire collective

Comment situer la part conséquente laissée à la comédie dans ces interludes, et surtout dans Mankind et Youth ? Il convient de rappeler au lecteur que la mythologie païenne a survécu à divers degrés dans les pays évangélisés, et d'abord dans le folklore. Grégoire le Grand était amené à reconnaître l'impossibilité d'extirper les souches des croyances païennes enracinées depuis des siècles. Le seul moyen de combattre les pratiques superstitieuses consistait à consacrer au nouveau culte chrétien les vestiges païens, et à couvrir les antiques vénérations du manteau de l'orthodoxie. Par la suite, les démons prennent, si l'on peut dire, la relève des dieux : le grand Pan est transformé en dieu du Mal par exemple. En dernière analyse, ce sont les chrétiens qui, paradoxalement, ont préservé la mythologie, et qui l'ont enseignée à travers les interprétations proposées par l'Antiquité elle-même sur la nature des dieux. Ces diverses interprétations se ramènent essentiellement à trois : l'évhémérisme, la mythologisation du ciel et l'allégorisation.

A quelles conclusions ces observations mènent-elles et quels enseignements procurent-elles pour l'étude de la voix du Vice ? Nous discernons des images, des thèmes et des conventions spectaculaires enfouis dans une culture marginale qui sont réactivées à travers le jeu du Vice. Le procédé du sérieux dégradé par transposition de registre, la parodie du contenu et des méthodes du sermon sérieux et des tribunaux juridiques (tels qu'ils sont exposés dans Mankind ) se révèlent comme une manifestation de la conception de la fête qui se traduit par "le monde à l'envers". On pourrait affirmer que la voix des vices dans ce contexte de fête joue le rôle d'une sorte de déclic qui actionnait les leviers de la mémoire collective. Nous avons surtout porté notre attention sur la nature eschatologique de la voix des vices ; il ne faut pas négliger l'autre facette qui faisait d'eux les protagonistes d’une réactivation d'un "paganisme folklorisé 63 " qui cohabitait en "bonne intelligence" avec la religion officielle. Toutefois, nous veillerons, suivant l'avertissement donné par David Wiles, à ne pas séparer la notion de "play" de celle de "festival" dans le théâtre Tudor :

‘The Vice who makes pastime within an interlude cannot be dissociated from the Vice who is given a function within the festival. The boundary between interlude and festival was never rigidly defined. A Lord of Misrule would often set up plays in the course of his carnivalesque reign : [...] Until such time as the 'play' was isolated and redefined as a work of art, the Vice had the task of ensuring that no boundary emerged between the play and the playful context of its performance. 64

L'atmosphère héritée des antiques Saturnales était quasi universelle pendant les fêtes de Noël dans l'Angleterre Tudor. Ces fêtes étaient prétextes à la moquerie de toute forme de pouvoir en place et donnaient lieu à des excès où la bouffonnerie et le ridicule prédominaient. Shakespeare et ses contemporains baptisèrent du terme de Misrule ces exactions, lequel désignait l'ensemble des rites d'inversion pratiqués pendant la saison des fêtes de Noël. C'est traditionnellement le temps où, le cours des choses étant supposé se dérouler à l'envers comme à l'époque du règne de Saturne, il est permis et même souhaitable de prendre le contre-pied des habitudes quotidiennes. Une atmosphère de tolérance caractérisait les jours de fête, et le moment était propice à singer les ridicules ou à s'en prendre à l'arbitraire du pouvoir en place. L'ancien festival romain de Saturne était célébré le 19 décembre et pouvait éventuellement être prolongé pendant sept jours. L'ensemble des réjouissances de la période de Noël était généralement placé sous l'autorité bouffonne d'un Lord of Misrule, que ce soit à la cour, chez les grands personnages du royaume ou dans les villages. Ces réjouissances comprenaient de nombreux rites et jeux : "Mummers ' play", jeux de football et célébration d'une "church-ale" dans certains villages 65 . Mankind   est truffée de réminiscences de ces amusements.

Des éléments du folk-play sont présents dans la partie centrale de la pièce : l'une des scènes du Mummers' play est imitée lorsque Mischief tranche la tête à Now-a-Days et, doué d'un pouvoir miraculeux, la remet en place, ressuscite son complice qui aussitôt poursuit l'offensive contre Mankind . On ne peut s'empêcher de faire dans ce contexte une interprétation ritualisante frazerienne : les jeux mimétiques des Mummers ' play, qui constituent une série de variations autour du thème central mort-résurrection , étaient pratiqués pour assurer le renouveau de la végétation au printemps grâce à la foi en une ancienne magie sympathique fortement ancrée dans les mentalités paysannes. François Laroque mentionne l'existence de tabous attachés à cette période de l'année qui remettaient en question, par exemple, toute activité accomplie le jour des Saints-Innocents, considéré comme peu propice à la reprise du travail. Il cite Keith Thomas qui nous apprend qu'un prédicateur puritain fut réprimandé par les autorités locales sous le règne de Charles 1er pour s'être opposé à la croyance selon laquelle toute personne qui travaillait pendant les douze jours de la période de Noël attirait contre lui le déchaînement d'un mauvais sort 66 . Est-ce que l'auteur de Mankind avait à l'esprit cette croyance-là lorsqu'il fit travailler son protagoniste sous les mauvaises auspices de Saturne, le Grand Maléfique qui symbolise les obstacles de toutes natures, les arrêts, la carence, la malchance, l'impuissance, la paralysie ?

Après la "résurrection " de Now-a-Days les spectateurs sont invités à participer au commerce du Mal — une collecte est organisée pour faire venir Titivillus, le "clou du spectacle", le plus diabolique et spectaculaire participant du jeu . Les spectateurs sont piégés car ils participent physiquement en appelant le Mal qui se met au service de celui qui le sollicite ! (Dans Like Will to Like (1568, Ulpian Fulwell)les spectateurs doivent aussi payer afin de voir apparaître le diable). Images et thèmes enfouis d'une culture marginale sont déterrés et réactivés par le Vice dans ces épisodes.

Notes
63.

Expression empruntée à François Laroque, Shakespeare et la fête. Essai d'archéologie du spectacle dans l'Angleterre élisabéthaine, Paris: Presses Universitaires de France, 1988, p. 21.

64.

David Wiles, Shakespeare's Clown, p. 5.

65.

Philip Stubbes , Anatomy, p. 150

66.

François Laroque, Shakespeare et la fête, Paris: Presses Universitaires de France, 1988, p. 239.