2. 8 La voix du manipulateur

Certains dramaturges lardent leurs pièces de trop de didactisme et d'abstractions comme s'ils délivraient des sermons : l'esthétique littéraire cède la place aux préoccupations hiératiques et fonctionnelles. Ce qui garantit le succès d'une pièce c'est son degré de théâtralité, son pouvoir d'émerveillement, sa capacité d'amuser, et pour reprendre l'idée de Hamlet , son aptitude à attraper la conscience du spectateur. L’habileté des dramaturges réside en un mélange judicieux de rhétorique didactique et de divertissement et le spectateur peut se faire prendre au piège et se sentir directement impliqué par ce qui se passe sur scène.

Les personnages de ce théâtre, bien que représentatifs de notions abstraites, sont interprétés par des êtres en chair et en os bien évidemment, ce qui apporte inévitablement une dimension humaine au théâtre le plus théologique. Au centre se situe le (ou les) personnage(s) représentant l'humanité qui, à tour de rôle, affrontent des instigateurs de la tentation ainsi que des promoteurs du repentir. Les deux partis tiennent des rôles convaincants dans ce drame linéaire exprimant le cheminement courant de l'homme en passant par l'état d'innocence, puis par la chute et enfin sa rédemption. A un moment donné de l'histoire de ce drame didactique le protagoniste Homo genum découvre la notion de libre arbitre, et le spectateur par un processus d'identification avec celui-ci est invité à participer à l'action et à associer son propre libre arbitre à celui de l'humanité toute entière. Le spectateur se trouve par la suite dans la situation ambiguë où il ne peut plus s'empêcher d'approuver les démarches de Homo genum qui décide d'exploiter pleinement sa liberté en commettant des actes impies.

Souvent dans le théâtre religieux on alloue au parti du diable les répliques les plus truculentes. Ainsi la logique du drame représenté ouvre la brèche à cette ironie qui réside en la parodie des valeurs officielles : si tous les hommes sont déchus, il semble normal et inévitable que sobriété et hiérarchie des valeurs établies soient rejetées, du moins un certain temps. La vertu apparaît infertile et statique par rapport au péché qui entraîne le plaisir et une fertilité consubstantielle. Le monde à l'envers fait incursion un certain temps pour laisser à la verve comique, voire même satirique, la latitude de provoquer une sorte de communion générale entre les spectateurs qui aboutirait à la reconnaissance de la fragilité de l'homme, à son attirance vers les plaisirs de la chair plus attrayants que les notions d'éternité. Ainsi se réalise la véritable signification du mot "religieux", dérivé du mot latin religare, "relier" : les spectateurs reconnaissent, en riant à l’unisson, les faiblesses humaines dont nous sommes tous coupables et qui peuvent par conséquence être tolérées. La notion de culpabilité individuelle est écartée et l'interlude moral focalise donc sur la prétention hypocrite que d'aucuns puissent résister à la tentation d'être humain.

Les spectateurs sont invités à reconnaître leurs propres faiblesses innées et préparés graduellement à accepter les conséquences malheureuses et désagréables qui leur incombent — conséquences physiques, mentales, économiques, voire même philosophiques — comme des cas de culpabilité collective. On donne libre cours aux désirs de l'humanité, tout en faisant miroiter que tout acte sera jugé. C'est un dilemme angoissant et terrifiant, qui conduit à accepter la solution du repentir comme la seule acceptable pour l'individu cherchant à résoudre un problème individuel ou collectif. L'argumentation se fait par analogie, un seul protagoniste étant employé pour démontrer un problème d'ordre général afin de provoquer un acte de repentir à l'échelle individuelle.

L'auditoire est rassemblé lors d'une occasion religieuse et communautaire afin d'être distrait et apeuré par la caricature de son propre comportement. En même temps, il confirme la véracité de concepts chrétiens fondamentaux, chacune des pièces étant un acte de foi en la vie, considérée comme étant un processus, non pas comme un portrait, mais comme un drame, celui de mortalia, le combat des passions. Une solution théologique au problème du mal est mise en scène et une manipulation complexe psychologique est en même temps mise en œuvre pour capter la conscience du spectateur afin de lui faire admettre la nécessité du repentir. Ce procédé est rendu explicite à la fin de ces pièces lorsque l'analogie fictive est transposée au contexte du réel des spectateurs présents :

‘PERSEVERANCE
And look that ye forget not repentance,
Then to heaven ye shall go the next way,
Where ye shall see in the heavenly quere
The blessed company of saints so holy,
That lived devoutly while they were here :
Unto the which bliss I bessech God Almighty
To bring there your souls that here be present,
And unto virtuous living that ye may apply,
Truly for to keep His commandments ;
Of all our mirths here we make an end,
Unto the bliss of heaven Jesus your souls bring.
(Hickscorner , v. 194-195)’

Les propos que nous venons de tenir concernent surtout les pièces du début de la période en question et celles dont le but est expressément didactique. Nous venons de toucher au sujet de la manipulation du spectateur par la voix articulée à travers le Vice et ses comparses. Nous avons vu comment, par le biais de la parodie et du comique du monde à l'envers, le spectateur est temporairement libéré de ses pensées vertueuses par les activités du parti du diable. Ces activités sont circonscrites par le cadre tragi-comique dans lequel se déroulent les épisodes de ces pièces. La plurivocité du langage est représentée en chair et en os par les personnages opposés à ceux qui représentent une vertu et l'univocité de la Parole divine. La tragi-comédie s'assoit sur cette ambivalence du discours qui est un facteur déterminant dans la manipulation des réactions du spectateur. Le discours plurivoque s'aligne du côté du comique ; il autorise au spectateur de lâcher la bride un certain temps, mais les moments de liesse se transforment en angoisse dès que la voix univoque resserre la bride et fait entendre de nouveau son rappel au spectateur que "the primose path of dalliance" 67 ne mène pas à la fin heureuse que fait miroiter la Parole Sainte. La tragi-comédie Tudor favorise un mouvement qui tend vers la réconciliation, se terminant en général sur une résolution qui réaffirme et rétablit, par des moyens tempérés, la légitimité des hiérarchies traditionnelles du statu quo.

Notes
67.

Hamlet , (1. 3. 50).