3. La voix allégorique du Vice

Dans les pages qui suivent nous entreprendrons d'examiner la façon dont ce personnage particulier qu'est le Vice entre dans un schéma allégorique. S'il parvient à manipuler le spectateur si aisément c'est en partie parce qu'à cette époque l'allégorie opérait dans une société qui reconnaissait l'autorité d'une seule hiérarchie. On serait tenté de se rallier aux côtés de M. Bakhtine , qui, influencé par Goethe et les théories historiquement nouvelles des Romantiques sur "l'allégorie-signe" 68 , voit en l'allégorie un procédé mécanique et sans vitalité, un signe unilatéral et figé :

‘Le signe, s'il est soustrait aux tensions de la lutte sociale, s'il paraît être à l'écart de la lutte des classes, s'étiolera immanquablement, dégénérera en allégorie , deviendra l'objet d'étude pour la société. La mémoire de l'histoire de l'humanité est pleine de ces signes idéologiques défunts, incapables de constituer une arène pour l'affrontement des accentuations sociales vivantes. C'est seulement dans la mesure où le philologue et l'historien en conservent la mémoire, qu'il subsiste encore en eux quelques lueurs de vie. 69

Ailleurs, dans L'œuvre de François Rabelais, Bakhtine compare la conception du médecin et la lutte entre la vie et la mort vues comme une farce dans l’œuvre de Rabelais à celle contenue dans la littérature anonyme du XVIe siècle en France. Il conclut que ces ouvrages sont plus primitifs et grossiers que ceux de Rabelais et que le caractère universel et cosmique des images est "quelque peu abstrait, confinant à l'allégorie . 70 " (Nos italiques). Si les pensées de Bahktine ont été précieuses pour faire ressortir la multiplicité des voix présente dans la tension qui émane du conflit entre la voix officielle et la voix non-officielle dans le théâtre du Vice, ses opinions sur l'allégorie nous intéressent pour faire valoir l’argumentation plutôt opposée qui nous semble valide, et qui s’articule avec une tendance manifestée dans les œuvres picturales de la période concernée, et notamment dans le tableau Melancholia I d' Albrecht Dürer . M. Bakhtine écrit peu sur l'allégorie, et chaque fois qu'il le fait c'est avec une pointe de dénigrement. Nous ne pouvons pourtant pas l'accuser de considérer ce mode d'expression à travers le prisme de la pensée des temps modernes ; dans son Rabelais il critique la méthode historico-allégorique d'interprétation du Livre premier (Gargantua), qui signale au lecteur un sens caché. La méthode est attaquée à cause de ses limites, de ses suppositions arbitraires concernant la recherche de clés précises pour les faits mentionnés, faits relevant d'une tradition contradictoire. Il estime que c'est ‘"la tradition vivante du rire de la fête populaire"’ qui a illuminé l’œuvre de Rabelais au XVIe siècle, et qui lui fournit la véritable clé artistique et idéologique 71 . Nous suggérons que la question qu'il soulève à travers sa désapprobation de l'allégorie comme procédé de communication est celle, difficile, de l'intentionnalité de l'auteur. Hegel, qui a aussi écrit exceptionnellement sur l'allégorie, lui attribue les épithètes "froide", "nue", et "vide". ‘"L'allégorie, précise-t-il, cherche à rendre perceptibles certaines propriétés d'une représentation générale à l'aide de propriétés d'objets sensibles et concrets ; mais [...] elle présente la signification avec toute la clarté possible, en lui donnant une enveloppe extérieure tout à fait transparente qui rend la signification on ne peut plus intelligible’ 72 ." Bakhtine, comme Hegel, semble vouloir suggérer que l'objectif du procédé allégorique est de pointer le sens pour qu'aucune échappée ne soit possible hors du sens programmé par l'auteur. Dans le cas précis du théâtre ce serait comparer les rôles d'un théâtre allégorique avec les phylactères qui, dans les tableaux anciens, sortent de la bouche des personnages qu'ils accompagnent. On pourrait éventuellement comparer certaines sentences allégoriques prononcées par des personnifications allégoriques représentant les vertus au phylactère : à titre d'exemple, la citation extraite de l'Ecclésiaste que Barnabas, le fils vertueux récite dès son entrée en scène dans la pièce anonyme intitulée Nice Wanton (c.1550) 73 :

‘BARNABAS
Man is prone to evil from his youth did he say,
Which sentence may well be verified in us
Myself, my brother, and sister Dalilah,
(v. 27-29)’

Il annonce ainsi la série de tableaux vivants qui servent d'illustration à ce thème ou "sentence". On pourrait également comparer cette pratique à un cadre, comme la découpe obligée dans laquelle l'action dramatique, changeant sans cesse, entre par à-coups, afin de s'y montrer comme un mot emblématique. Les interventions espacées de Mercy dans la pièce Mankind entrent dans ce cadre.

Cependant, la définition de l'allégorie comme un signe privé de dialectalisme définirait plus pertinemment les manifestations véritablement allégoriques du genre présenté aux souverains anglais lorsqu'ils faisaient le tour des Provinces, et pour qui un interprète était parfois nécessaire. Jean-Paul Debax attire notre attention sur la "bipolarisation" du spectacle monté pour les entrées royales :

‘[...] d'un côté le tableau, où bientôt les figures se mettent à parler, (sans cesser toutefois de côtoyer des figurations peintes, sculptées, donc immobiles et muettes), et d'un autre côté le présentateur, prolocuteur explicateur, qui, lui, voit l'ensemble du tableau et peut en donner la signification globale au-delà de ce que pourrait dire ou comprendre les acteurs individuels. En fait c'est lui qui a le rapport avec le public pour lequel le spectacle est monté, c'est par son truchement que s'établit ce contact. 74

Si tous les spectacles étaient aussi transparents dans leurs objectifs sans doute le théâtre du Vice n'aurait pas eu une très longue vie. Avec l'ingrédient comique apporté par le jeu du Vice, la possibilité de l'auteur de contraindre le sens communiqué par les énoncés de ses personnages devient nettement utopique ! Le problème est donc de savoir si l'énoncé ne déborde pas, par nature, la volonté manifestée par l'énonciateur. C'est poser le problème essentiel de l'inconscient du texte, ou des sens latents qui échappent, quoiqu'on fasse, au contrôle. C'est aussi poser la question de l'existence d'un véritable sens littéral d'un récit ou même d'un terme du lexique. On ne peut jamais évacuer toutes les données de culture, c'est-à-dire idéologiques, qui participent au procédé de la signification. On ne peut pas éliminer les connotations d'un terme, qui ne sont jamais les mêmes pour les divers lecteurs/spectateurs, et qui se construisent au fur et à mesure de la production du texte. Montaigne, par exemple, n'insinue jamais que son livre a un "plus hault sens". Il refuse de réduire le sens à l'intention et reconnaît la contribution de la lecture et de "la fortune" à la signification. Le "suffisant lecteur" 75 découvrira dans le texte des trésors qui y sont mais que Montaigne n'y a jamais mis. L'allégorie en fait s'est dissoute sous sa plume. Mais, comme le souligne Antoine Compagnon, ‘"quand il rend ses droits à la figure, comme dans "Sur des vers de Virgile", c'est à une allégorie différente qu'on se prend à songer : diffuse ou infinie, préférant la chasse à la prise, plus poétique que dogmatique"’. 76

Dans quelle mesure le "théâtre du Vice" est-il affilié à l'allégorie et à une voix monologique représentative d'une culture officielle hiérarchisante ? Les textes littéraires provoquent plus ou moins d'anachronisme exégétique et résistent plus ou moins bien ; Rabelais et Shakespeare s'en défendent bien, par exemple. L'attente des premiers lecteurs ou spectateurs est le mystère ; ensuite le dessein et la pensée secrète fascinent. Il est intéressant de voir les moyens de leur ténacité, car le sens d'un texte tient à sa résistance à l'anachronisme interprétatif. C'est à travers les anachronismes et leur renouvellement permanent qu'une œuvre survit sinon elle se meurt en cessant d’être interprétée.

Le jugement tient un rôle dans l'allégorie , dans le déchiffrement de l'intentionnalité complexe et stratifiée d'un discours ou d'un acte singulier. L'allégorie proprement dite, au sens herméneutique, est verticale, finie, hiérarchisée. Elle suppose que d'autres sens se cachent sous la lettre. Le texte ne veut pas dire ce qu'il dit : il veut dire ce qu'il ne dit pas. Dès que l'on entre dans le champ du non-dit, de l'implicite, de l'esprit, de la figure, les écluses de l'interprétation s'ouvrent toutes grandes. Bakhtine fait référence à la philologie, qui se situe en effet au pôle opposé à l'allégorie. Celle-là entend ramener le texte à son sens, le sens de l'auteur, le sens de la langue, le sens de l'histoire. Cependant, la philologie n'a jamais le dernier mot et même une édition définitive d'une œuvre ne le lui garantirait pas.

Si le Vice avait bien sa place au sein d'un théâtre dans lequel il tenait le rôle de maître de cérémonie pendant environ cent ans, c'est certainement parce que sa relation avec l'allégorie proposait un sens anachronique, induit sur la base d'une théorie contemporaine du spectateur, qui en savait plus que le spectateur/lecteur moderne. Ce type de théâtre avait sa raison d'être et apparemment fonctionnait très bien, surtout dans une société de croyants de religion chrétienne orthodoxe. Les alternatives religieuses et politiques sont le terrain d'élection des allégoristes, et le procédé allégorique s'adapte très bien aux changements d'idéologies, même si un clivage social prend vie. Le Vice dans son théâtre à structure tragi-comique, propose une autre voie que celle indiquée par ses opposés allégoriques, les Vertus. Cette autre voie, tant que les personnages étaient ancrés dans un contexte reconnu de tous les spectateurs, était sans doute comprise par tous, même par les illettrés pour qui l'image et le spectacle pouvaient jouer le rôle de "livre" d'édification (à condition que le terrain d'accueil soit propice à l'édification spirituelle, bien évidemment !). Villon exprime cette pensée dans la "Ballade pour prier Nostre-Dame"(1461), en l'honneur de sa mère :

‘Femme je suis povrette et ancïenne
Qui rien ne sçay ; oncques lettres ne leuz.
Au moustier voy, dont suis paroissienne,
Paradiz paint, ou sont harpes et luz,
Et ung enfer ou dampnez sont boulluz;
L'un me fait paour, l'autre joye et liesse. 77

Cependant, comme nous l'avons suggéré plus haut, l'élément comique fait échapper la signification au contrôle de l'auteur et le "paradiz paint" prend des contours moins nets dans le miroir tendu au public récepteur. L'élément comique déforme et démystifie le sérieux. Le cadre tragi-comique dicté par les besoins didactiques délimite les bornes à ne pas dépasser. Cependant les changements sociaux engendrent une certaine angoisse, souvent exprimée par ces voix populaires révélées par la présence diffuse et protéiforme caractéristique du rôle du Vice.

Notes
68.

Pour le compte-rendu détaillé des différentes théories formulées dans l'élaboration de l'esthétique romantique ayant trait au symbole et à l'allégorie nous suggérons de lire Tzvetan Todorov, Théories du Symbole, Paris: éditions du Seuil, 1977, pp.242-259. Todorov fait ressortir cette opposition symbole-allégorie qu'il relève dans les textes de Goethe : [...] "le sens de l'allégorie est fini, celui du symbole est infini, inépuisable ; ou encore : le sens est achevé, terminé, et donc en quelque sorte mort dans l'allégorie ; il est actif et vivant dans le symbole. Ici encore, la différence entre symbole et allégorie est fixée avant tout par le travail que l'un et l'autre imposent à l'esprit du récepteur, [...] : le symbole est produit inconsciemment, et provoque un travail d'interprétation infini ; l'allégorie est intentionnelle, et peut être comprise sans “reste”." p. 243.

69.

Bakhtine , Le marxisme, p. 44.

70.

Bakhtine , L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit par Andrée Robel, Paris: Gallimard, 1970,p. 183.

71.

Bakhtine , L’œuvre de François Rabelais, p. 120.

72.

Hegel, Esthétique, traduit par S. Jankélévitch, "L'art symbolique", chap. III, B, 2, Paris: Aubier, 1944, t. 1, pp. 112-113

73.

Glynne Wickham , éd. English Moral Interludes, London: Dent, 1976, p. 147.

74.

Debax, Vice, p. 89.

75.

Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXIV, "Divers événemens de mesme conseil", éd. Alexandre Micha, Paris: Garnier-Flammarion, 1969, p. 175.

76.

Antoine Compagnon, Chat en poche : Montaigne et l'allégorie , Paris: Editions du Seuil, 1993, p. 129. Les paroles suivantes de Montaigne illustreront ce propos : "Qui n'a jouyssance qu'en la jouyssance, qui ne gaigne que du haut poinct, qui n'aime la chasse qu'en la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d'honneur au dernier siège." Michel de Montaigne, Essais, Livre III, p. 96.

77.

François Villon, Complete Poems of François Villon, John Fox éd., London: Dent, 1968, p. 72.