3.1 L’allégorie et la tradition

Quand on aborde le thème de l'allégorie , on ne peut échapper à la conceptualisation. Qu'appelons-nous allégorie ? Une réponse à cette question s'avère complexe ; les nombreux textes critiques en font foi, du fait qu'on parle d'allégorie à propos de procédés souvent fort différents les uns des autres, et le terme d'allégorie est mainte fois employé d'une manière imprécise pour désigner ce qui ne correspond pas à une certaine conception moderne du réalisme en littérature. Gardons-nous néanmoins de voir dans la pratique de l'allégorisation un parti pris d'obscurité, de tromperie, comme si le texte était composé pour se dérober sans cesse, pour apparaître comme une devinette offerte à la sagacité d'un "lecteur suffisant", pour emprunter le terme de Montaigne qui se méfiait beaucoup du procédé allégorique. L'allégorie résume une immense tradition. Au sens restreint elle n'est qu'une suite de métaphores, ou plus précisément une métaphore qui se prolonge : "plura continuata verba tralata", "plusieurs mots figurés de suite", selon Cicéron . 78 Au sens large elle comprend tout discours figuré, toute signification indirecte ou oblique, et plus globalement la littérature même et aussi son interprétation : "aliud dicere, aliud intelligere", "dire une chose, en entendre une autre", pour reprendre la phrase de Cicéron. Il ne s’arrête cependant pas à cette définition et nous met en garde dans le chapitre suivant contre le danger de l'allégorie de tendre vers l'obscurité et l'énigme. 79 L'anthropomorphisme, c'est-à-dire la personnification ou la prosopopée, est depuis toujours lié à l'allégorie et lui est même assimilé depuis l'âge classique. Il ne faut pas oublier aussi que pour les lettrés de l'époque l'allégorie est également l'allégorèse, c'est-à-dire la méthode d'interprétation des textes inaugurée au VIe siècle par la lecture d'un "sens caché", l'huponoia, dans l'Iliade, où les dieux sont désormais censés personnifier le cosmos ou la psyché. Dans sa signification exégétique, l'allégorie est souvent confondue avec la typologie biblique et elle désigne parfois le sens spirituel dans la doctrine de la quadruple interprétation de l'Ecriture, sous prétexte que saint Paul utilise à une occasion le mot "allégorie" pour justifier de lire dans l'Ancien Testament l'annonce du Nouveau 80 . Saint Augustin, à la fois rhéteur et exégète, a réuni les deux traditions de l'allégorie, l’une rhétorique fondée sur Cicéron et Quintilien et l’autre herméneutique mise au point sur Homère et la Bible, lorsqu'il glose le mot de saint Paul à l'aide de la définition cicéronienne : quae sunt aliud ex alio significantia, "ces choses signifient une chose par une autre" 81 . Les deux traditions sont restées confondues durant le Moyen-Age, sous le nom d'alieniloquium, "parler autrement", introduit par Isidore de Séville comme équivalent du mot grec (allos + agoreuein), et la Divine Comédie en est la plus belle illustration 82 .

L'exégèse biblique fournissait des commentaires qui étaient exploités dans les traités et les sermons. La composition du sermon médiéval était fondée sur un texte qui en constituait le "thème" ; et le sermon lui-même était un commentaire du texte proposé, élaboré dans les règles de l'art de la rhétorique, articulé plus ou moins formellement en parties (prothème, antithème...), et déclamé en fonction de la personnalité de l’orateur. Ce sermon de frère prêcheur du XVe siècle nous apprend les quatre sens ou interprétations que le texte sacré pouvait divulguer :

‘Þe first is Þe story, evene as Þe wordis shulden tokne
Þe secunde wit is allegorie, Þt fyguriÞ Þyng Þt men shuldyn trew
Þe Þridde wit is troÞologik, Þt bitokneÞ wit of vertues
Þe fourÞe is anagogik, Þt bitokneÞ Þyng to hope in blis 83

Ces interprétations se fondent sur la notion de correspondance et présupposent une unité de la création, orchestrée par la volonté divine. Des réalités apparemment sans rapport sont dotées d'une signification commune puisqu'elles émanent du divin. Le Christ est le grand ordonnateur de ces correspondances puisqu'il est venu pour accomplir ce qui était préfiguré dans l'Ancien Testament (Matthieu 5, 17 : ‘"N’allez pas croire que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir."’) L’Ancien Testament est considéré comme un ensemble de signes à interpréter 84 et non pas comme un récit historique. Les gloses sont complémentées par les bestiaires et les lapidaires qui offrent une exégèse de la création dans son intégralité, règne par règne. Il en découle de l'importance des gloses que tout a tendance à devenir signe.

Notes
78.

Cicéron , De Oratore, 3, 41, 166.

79.

Ibid., 3, 42, 167.

80.

Galates,4, 24.

81.

Saint Augustin, De trinitate, 15, 9, 15.

82.

Pour une histoire des deux traditions de l'allégorie , voir Jean Pépin, Mythe et allégorie, les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris: Aubier, 1958.

83.

Ce découpage est cité par Jean-Paul Debax, Vice, p. 489, n.5 : MS Linc. Cath. 241, XV° c., F 265 b., cite par H.G Pfander, The Popular Sermon of Medieval Friar in England, N. York, 1937.

84.

Voir Erich Auerbach, Scenes from the Drama of European Literature, “Figura”, Manchester: Manchester University Press, 1984, pp. 11-76.