3. 3 L'origine chrétienne de l'allégorie

L'origine de l'allégorie peut être surtout élucidée dans la perspective de l'histoire des religions. La dissolution du panthéon antique joue un rôle décisif dans cette origine, mais il est édifiant de constater que l’humanisme en le réintégrant dans son univers a amené le XVIIe siècle à protester. Les divinités païennes doivent être traitées en "diables véritables" car l'Antiquité avait tendance à se rapprocher dangereusement du christianisme sous une forme qui rivalisait avec la doctrine orthodoxe, celle de gnose. Avec la Renaissance, favorisée par les études néo-platoniciennes les courants occultistes connurent une vie nouvelle. Le rosicrucianisme et l'alchimie vinrent se ranger aux côtés de l'astrologie, ce vieux reliquat du paganisme oriental. La Renaissance réveille le souvenir des divinités païennes, et dans les pièces du XVIe siècle les dieux antiques sont souvent sur le même plan que les allégories, ce qui va dans le sens du christianisme primitif. Et puisque la peur des démons fait apparaître sous un jour oppressant le soupçon qui pèse sur la chair, on entreprend, dès le Moyen Age, de la maîtriser par le biais de l'emblématique.

L'exégèse allégorique indiquait deux directions principalement : elle était destinée à établir en termes chrétiens la vraie nature démoniaque des divinités antiques, et servait à la mortification pieuse du corps. Le philosophe et critique littéraire allemand, Walter Benjamin , dans son étude sur le Trauerspiel (la tragédie baroque allemande) nous livre quelques explications sur l'origine chrétienne de l'allégorie :

‘For it was absolutely decisive for the development of this mode of thought that not only transitoriness, but also guilt should seem evidently to have its home in the province of the idols and of the flesh. The allegorically significant is prevented by guilt from finding fulfillment of its meaning in itself. Guilt is not confined to the allegorical observer, who betrays the world for the sake of knowledge, but it also attaches to the object of his contemplation. This view, rooted in the doctrine of the fall of the creature, which brought down nature with it, is responsible for the ferment which distinguishes the profundity of western allegory from the oriental rhetoric of this form of expression. 89

W. Benjamin conçoit l'allégorie comme une dialectique négative qui reconnaît l'aspect déchu du mot et le vide qui existe entre le signifiant et le signifié. L'origine de la vision allégorique se situe dans le conflit entre la physis accablée de péché, instituée par le christianisme, et une natura deorum plus pure, incarnée dans le panthéon. Pour Benjamin , Satan est l'incarnation quintessentielle de la vision allégorique ; il représente la matière et une attitude de défi vis-à-vis de la signification allégorique et de la dérision à tous ceux qui s'imaginent pouvoir l'étudier impunément dans ses profondeurs. L'image de Midas est employée 90 où l'allégorie est comparée à l'alchimie qui transforme la matière en sens, et en même temps, se tourne vers la mort, exprimant ainsi un rejet du monde profane dans lequel les phénomènes peuvent exister, avoir de la valeur et être appréciés pour ce qu'ils sont, c'est à dire des phénomènes subjectifs : la signification mène au vide et à la mort selon cette conception du processus allégorique.

Au paradis, Adam a nommé les objets et les animaux de la Création. Mais il l'a fait spontanément et sans dessein particulier ; par contraste, le langage et la connaissance depuis la chute sont saturés d'intentionnalité. Si la connaissance et le mal sont intimement associés dans la pensée de Benjamin ainsi que dans la Bible, c'est parce que la connaissance, qui n'est pas contraire au Bien dans son essence, introduit des éléments fantasmatiques dans la Création. Lors de la Création Dieu a crée l’univers à son image, et le monde imparfait est né après la Chute (La Genèse , 1, 31). La connaissance du Mal n'a donc pas d'objet et n'est pas dans le monde. Elle émerge avec l'homme lui-même, avec le plaisir de la connaissance, ou plus précisément du jugement. W. Benjamin prend pour exemple saint François d'Assise 91 qui reproche à l’un de ses disciples d'être trop acharné dans sa quête de connaissances encyclopédiques ; un démon en savait beaucoup plus ! Le Mal, comme la connaissance, est sans bornes, alors que le Bien est circonscrit : sa conception de la connaissance repose sur le concept qu’elle existe toujours en Dieu.

Notes
89.

Walter Benjamin , The Origin of German Tragic Drama, London & New York: Verso, 1977, p. 224.

90.

"Magical knowledge, which includes alchemy, threatens the adept with isolation and spiritual death. As alchemy and rosicrucianism, and the conjuration-scenes in the Trauerspiel prove, this age was no less devoted to magic than the Renaissance. Whatever it picks up, its Midas -touch turns it into something endowed with significance. Its element was transformation of every sort ; and allegory was its scheme." Benjamin , Origin, p. 229.

91.

Benjamin , Origin, p. 230.