3. 5 Hickscorner et les promesses de Satan

Attachons-nous tout d’abord à la pièce Hickscorner . C'est une pièce qui ne possède pas un héros humain unique et dans laquelle le Vice éponyme, Hickscorner, est la plupart du temps supplanté par ses compagnons de méfaits. Elle a cette faculté de démontrer et de faire ressortir le lien que le Vice entretient avec l'allégorie , de montrer les rouages du jeu mené par le groupe-Vice sur scène et de dévoiler la façon dont les "promesses primitives" de Satan sont représentées sur la scène par l'intermédiaire de ses associés.

Après les introductions dévotes sous forme de prières et de discussion sur les fléaux d'ordre social et dogmatique de l'époque (la pauvreté, la confiance en la miséricorde octroyée à la dernière heure, et la mondanité du clergé) délivrées par Pity, Contemplation et Perseverance, le premier représentant du Vice à entrer en scène, Freewill, apparaît et provoque une rupture de ton très nette : le "stand a-room" de Freewill est codé des aspects conventionnels du personnage du Vice 92 . D'entrée, par la nature de son langage, sa gestuelle, son accoutrement et la teneur de ses propos, il annonce que le jeu est amorcé 93 . Freewill se présente en précisant qu’il porte parfaitement bien son nom et en se vantant de ses possibilités de libre arbitre :

‘I may choose whether I do good or ill ;
But for all that I will do, as me list :
(p. 154)’

Dans l'épisode où Pity, faussement accusé d'être un voleur et un faiseur de cocus, est finalement mis au pilori Freewill lance un défi à la mort :

‘What, death, and he were here, he should sit by thee ;
Trowest thou, that he be able to strive with us three ?
Nay, nay, nay.
(p. 170)’

Lorsque Contemplation le prie de renoncer à la vie de débauche et de repentir afin d'accéder à la cité radieuse, Freewill estime que le prix à payer est trop cher :

‘FREEWILL
What, ye daws, would ye reed me
For to lese my pleasure in youth and jollity,
To bass and kiss my sweet trully mully,
As Jane, Kate, Bess, and Sybil ?
I would that hell were full of such prims,
Then would I renne thither on my pins,
As fast as I might go.
(p. 170)’

Nouvellement sorti de la prison de Newgate, Freewill s'enorgueillit de son expérience passée et de ses relations avec Imagination, évoquées pour donner l'illusion d'une vie en passe de franchir toutes les barrières, une vie débridée et insouciante : ‘"To laugh and get money, it were a good game,"’ affirme-t-il (p 180). L'illusion de liberté et d'indépendance est aussi communiquée par la gestuelle de Freewill qui évoque les danses sautées et rythmées par le sons de clochettes des Mummers et des folk-plays. Ces clochettes tintinnabulantes et agrippées aux jambes des Mummers esquissent une allusion aux chaînes de Newgate, qui entravaient la libre circulation de Freewill :

‘But when my fetters on my legs did ring,
I was not glad, perde ;
(p. 179)’

Le mouvement exagéré qui fait partie du style du jeu de scène associé au rôle du Vice (ou de son équivalent) présente un contraste net avec le jeu statique et bienséant des personnifications des vertus. La notion de mobilitas était intiment liée à la notion de vice comme le souligne Michael Camille en citant ce prêcheur parisien du XIIIe siècle, Humbert de Romans :

‘There are others who move about, unable to remain in one place : they appear now here, now there, running to and fro without ceasing. These are like the people of whom it is said in Jeremiah 14, 'They love to move about and never rest and the Lord is not pleased with them.' Blessed Benedict calls them gyrovagi . 94

Les remarques de Peter Happé qui recense les didascalies qui font mention de mouvements vigoureux de la part du group-Vice corroborent ces paroles :

‘The actor would be tempted to abandon the formal style and to cultivate instead one which was conspicuously undignified, and one which invited the audience to perceive that he was crossing the boundary separating the permitted from the forbidden. 95

Cette impression de liberté et de l'abolition des confins de l'existence qui sous-tend le discours de Freewill est renforcée par son récit de festivités à grande échelle qui brouillent le calendrier religieux ainsi que les frontières de l'espace géographique :

‘FREEWILL
What God Almighty, by God's fast at Salisbury,
And I trow Easter-day fell on Whitsunday that year,
There were five score save an hundred in my company,
And at petty Judas we made royal cheer,
There had we good ale of Michaelmas brewing ;
There heaven-high leaping and springing,
And thus did I
Leap out of Bordeaux unto Canterbury,
Almost ten mile between.
(p. 181-182)’

Freewill s'exclut de la communauté des croyants en refusant l'appellation "thou" que lui adresse Perseverance :

‘FREEWILL
Avaunt, caitiff, dost thou thou me !
I am come of good kin, I tell thee !
My mother was a lady of the stews' blood born,
And (knight of the halter) my father ware an horn ;
Therefore I take it in full great scorn,
That thou shouldest thus check me.
(p. 180)’

Ainsi, voulant se tenir à l'écart de la fraternité universelle à laquelle le "thou" de Pity nous renvoie, Freewill fait écho à la "promesse primitive" d'indépendance faite par Satan, sur le mode parodique bien entendu.

Lorsque Contemplation met Freewill en confiance et parvient à le faire parler des dangers auxquels il s’expose en poursuivant une vie dépravée, on se sent entraîné dans les profondeurs de l'abîme du Mal. Freewill décrit, à l'aide de métaphores empruntées à la navigation, les lieux fréquentés par les malfrats de son espèce, et à travers cette allégorie dans l'allégorie nous le sentons toucher le fond. Perseverance n'a aucun mal à lui faire comprendre que sa vie est misérable, "a piteous living", et qu'il peut y remédier en se repentant. Un repentir qui lui permettrait d'accéder, lui aussi, à la félicité de l'au-delà, et remplacerait avantageusement sa "vie joyeuse de roi" à laquelle il aspirait en misant sur le hasard.

Notes
92.

Nous ne voulons pas intimer que Freewill est le Vice de cette pièce, mais, comme d'ailleurs Imagination, il en a les caractéristiques, jusqu'à sa conversion à la fin de la pièce. Hickscorner est souvent reconnu comme étant le Vice. Freewill et Imagination, comme Youth de l'interlude éponyme, sont déjà portés à la débauche quand ils apparaissent sur scène. Imagination attend l'arrivée de Hickscorner et ces deux participants du jeu ont déjà été manipulés par lui.

93.

Maintes autres pièces commencent avec une ouverture de jeu similaire : consulter la liste établie par Jean-Paul Debax , Vice, p. 637, note 124.

94.

Voir Michael Camille, Image on the Edge : the Margins of Medieval Art, London, Reaktion Books Ltd., 1992. Citation émanant de Edward Tracy Brett, Humbert of Romans : His Life and Views of Thirteenth Century Society, Toronto, 1984, p. 127.

95.

Happé, "'The Vice'", p. 22.