3. 6 L'allégorie et la rédemption

L'allégorie offre la possibilité de rédemption à Freewill, et aussi à Imagination, bien que la conversion de ce dernier laisse planer un doute quant aux raisons qui justifient sa transformation. Lorsque Imagination entre de nouveau en scène, sa confrontation avec les Vertus donne l'impression que la pièce repartira comme elle avait commencé. La crainte de la mort et du jugement dernier est à l’origine de la métamorphose d'Imagination. Mais ce changement ne se fait pas sans ironie, et on ne peut s'empêcher de comparer la fin de cette pièce à celle de Youth où la simonie imputée aux prêtres de l'Eglise Catholique pour leurs pratiques consistant à transmuer le matériel en spirituel est satirisée et mise en contraste avec la vraie religion qui s'efforce d'élever l'homme vers la spiritualité. Dans Hickscorner les jeux allégoriques laissent percevoir deux voix différentes représentatives du clivage de la voix officielle de la religion orthodoxe de l’époque. Freewill choisit le repentir et n'a aucunement besoin d'un nouveau nom pour signifier sa transformation : cet aspect important du verbe et du pouvoir de la nomination est souligné par Perseverance :

‘Our Lord now will show thee His mercy,
A new name thou need none have ;
For all that will to heaven high,
By his own freewill he must forsake folly,
Then is he sure and safe
(p. 187)’

Le changement symbolique et conventionnel du vestimentaire est accompli par Contemplation pour coder visuellement la véritable identité de Freewill qui désormais respecte les commandements du Divin et, selon l'exhortation de Perseverance, se laisse guider dans son libre arbitre par "good will" à chaque instant. En revanche, Imagination semble faire partie de ces gens critiqués au début de la pièce :

‘PITY
The peril now no man dread will ;
All is not God's law that is used in land ;
Beware will they not, till death in his hand
Taketh his sword, and smiteth asunder the life vein,
And with his mortal stroke cleaveth the heart atwain :
They trust so in mercy, the lantern of brightness,
That no thing do they dread God's rightwiseness.
(p. 152)’

L'évocation de Freewill à propos de la mort et de l'après-vie pousse Imagination à se repentir et à demander miséricorde :

‘IMAGINATION
No thing dread I so sore as death,

Therefore to amend I think it be time ;

(p. 193)’

D'autre part, une parodie de la notion de simonie transparaît lorsqu’Imagination est séduit par la possibilité de se transformer en se procurant un nouveau manteau et un peu d'argent de poche. Imagination acquiert une nouvelle tenue vestimentaire en échange de sa demande de pardon, et Freewill lui attribue un nouveau nom : "thy name shall be called Good Remembrance," (p. 194). Ce changement de nom est important en ce qu'il souligne le contraste avec la métamorphose de Freewill qui, à travers son expérience du Mal et par sa rédemption montre l'ambiguïté du nom allégorique. Ce nom "Freewill" a besoin de ré-inflexion, de ré-accentuation afin de constituer un signifiant fixe, dont la notion serait sertie et représentative d'une voix officielle et unitaire. Le nom "Imagination" nécessite davantage de ré-inflexion, et l'allégorie réfléchissant sur elle-même, dévoile au spectateur les mécanismes à l'aide desquels cette figure peut se prêter à l'expression d'une convention.

Au pôle opposé, le groupe Vertu, par sa fixité et par son immobilité, montre que le propre de toute vertu est d'avoir devant elle une fin, dont le modèle est en Dieu. Contemplation dans Hickscorner se présente comme la lanterne de la sainteté ("the chief lantern of all holiness") et son rôle consiste à combattre toute forme de vice qui va à l'encontre des lois divines :

‘But I will show you why I came to this land
For to preach and teach of God's sooth saws,
Ayenst vice that doth rebel ayenst him and his laws.
(p. 149)’

Contemplation emploie la terminologie de la vieille allégorie qui, dans son acception herméneutique, indique les idées reçues et soutient le dogme en vigueur. Les paroles de saint Paul sont présentes comme en filigrane derrière l'auto-présentation de Contemplation :

‘No armour so strong in no distress,
Habergem, helm, ne yet no Jeltron,
To fight with Satan am I the champion,
That dare abide, and manfully stand.’

Perseverance se définit en des termes ayant trait à la notion de fixité et d'infléchissement en ce qui concerne sa position, toujours dirigée vers le haut, sur l'échelle verticale qui mène au Divin :

‘For I am named good Perseverance,
That ever is guided by virtuous governance ;
I am never variable, but doth continue,
Still going up the ladder of grace,
(p. 150)’

Dans Mankind la Vertu Mercy est infléchissante tout comme Charite dans l'interlude de Youth . Dans la lutte de Charite et de Mercy contre le mouvement descendant qui émane des activités et des paroles du group-Vice de ces pièces, leur réitération de la Parole sainte sert de butoir constant contre lequel les forces du Mal se brisent et éclatent en fragments. Cela se traduit concrètement par la dispersion des vices dans Mankind et dans Youth, pour ne prendre que ces deux exemples. Dans Hickscorner le Vice principal disparaît curieusement vers le milieu de la pièce et ses compagnons prennent le chemin du salut. Cette pièce montre surtout la "fonction méta-dramatique" de manipulateur du Vice Hickscorner 96 .

L'allégorie opère à travers le vide et le néant, mais elle suggère une présence en invoquant une absence, ou pour le moins fournit le moyen d'imaginer une présence. Elle tend à signifier la non-existence de ce qu'elle présente. Le savoir expose les adeptes à l'isolement et à la mort spirituelle, comme le démontrent l'alchimie et le rosicrucianisme si répandu pendant la

Renaissance. Paradoxalement, la signification allégorique n’engendre que de la non-signification, à moins de faire appel à la théologie ou au messianisme selon W. Benjamin . Ne peut-on voir dans le désordre engendré par le Vice et ses forfaits commis, un autre Golgotha iconisé, symbole du désert qu'est toute existence humaine, mais également symbole allégorique de la résurrection ?

W. Benjamin souligne :

‘As those who lose their footing turn somersaults in their fall, so would the allegorical intention fall from emblem to emblem down into the dizziness of its bottomless depths, were it not that, even in the most extreme of them, it had so to turn about that all its darkness, vainglory and godlessness seems to be nothing but self-delusion. 97

L'allégorie ne peut pas être assimilée à une simple technique ludique mécanique de figuration imagée ; elle est expression, comme la langue, voire comme l'écriture. En termes dramaturgiques, l'allégorie, dans ces pièces à dominance didactique permet une structure double : le Vice et ses liens avec l'allégorie permet d’apporter une solution pratique au problème de représentation du monde déchu ou d’une société corrompue par un mal spécifique. Le problème est résolu par le retour en arrière exécuté par l'allégorie qui se tourne finalement vers la résurrection et se réveille en Dieu. Alan C. Dessen a souligné la fréquence d'une structure double parmi les pièces dans lesquelles le Vice est la figure centrale qui domine le jeu . Le Vice permet aux dramaturges des interludes de la période témoin de l'émergence du Vice assumant le rôle principal de montrer sur scène un monde déchu ou une société corrompue par une force maléfique, et de suggérer un remède pour guérir le mal 98 . Le spectateur fait connaissance avec une figuration vivante et amusante qui établit une liaison particulière avec lui et qui incarne avec esprit, énergie et violence comique le pouvoir que peut exercer une force corrompant la société : Covetousness, Revenge, Newfangledness, Infidelity, Inclination se dandinent allègrement sur l'espace scénique durant un certain temps puis, subitement, sont combattus ou simplement transcendés par une force opposée.

Ce qui gêne souvent le spectateur/lecteur moderne dans ce corpus ce sont les revirements inopinés, les rebondissements imprévisibles qui entraînent chez le protagoniste principal un changement radical d’attitude. W. Benjamin reconnaît cette possibilité de réversibilité et de rédemption susceptible d’être présente dans le mode allégorique. Lorsqu'il précise, dans le Trauerspiel allégorique, "Any person, any object, any relationship can mean absolutely anything else" 99 , nous nous trouvons en présence, non pas de la liberté du signifiant mais de son inadéquation à toute représentation clairement définie : une signification stable est la fonction d'une société et d'une idéologie qui lisent le texte. Selon W. Benjamin , dans l'allégorie , les signifiants :

‘[…] are emancipated from any context of traditional meaning and are flaunted as objects which can be exploited for allegorical purposes" 100 .’

Une telle instabilité est inhérente à toute écriture : tout est allégorie , rien n'est figé dans l'immanence et le sens de toute chose est contigu à une autre perception voilée et décalée, échappant certes à l’analyse, mais qui l’imprègne. Le signifiant ne vibre pas de vie mais il est, comme l’âme des défunts de la Comœdia de Dante, séparé de son corps et a besoin d'un masque pour lui conférer une existence propre. Toute l'activité de la Comœdia consiste à parer les morts d’un masque et, par ce procédé de réanimation feinte, à les faire parler. L'histoire est interprétée comme un processus de perte, le passé est perçu comme une période intelligible mais par contre la notion de plénitude a été perdue. N’oublions pas que l’idée de progrès n'apparaît pas avant le dix-neuvième siècle et que jusqu’à cette tranche de l’histoire le concept de l’évolution est fragmenté. W. Benjamin parle d'un moment de rédemption ("le temps messianique") qui rachètera le passé pour lui rendre sa plénitude. Le mode allégorique sous-tend un concept de réversibilité et de rédemption, mais il induit aussi l'impossible maintien d’un univers hiérarchiquement organisé dans lequel tout élément peut devenir son contraire. L'allégorie participe d’une double représentation, capable de ré-inflexion et de ré-accentuation et vouloir lui attribuer une signification immuable est illusoire bien que la liberté d’interprétation demeure relativement circonscrite.

Notes
96.

Debax, Vice, p. 387.

97.

Benjamin , Origin, p. 232.

98.

Alan C. Dessen, Shakespeare and the Late Moral Plays, Lincoln & London: University of Nebraska Press, 1986, p. 36.

99.

Benjamin , Origin, p. 175.

100.

Ibid., p. 207.