3. 7 Nice Wanton et la dissémination du sens

Une des caractéristiques principales de cette pièce est la pesanteur de l’incertitude et l’instabilité de la signification qui engendrent une fuite en avant du texte et finissent par dissiper un dénouement qui semblait établi et irréversible. En effet la chanson de la fin de la pièce semble annoncer un dénouement radieux et sans ambiguïté , mais il n’en est rien : un élément subversif projette l’auditoire dans un univers flou où la compréhension même se dissipe pour mener à la dissémination du sens. Barnabas, le fils dévot, émet un doute sur le bien-fondé du repentir de sa sœur Dalilah, "A nice wanton", comme nous l’indique la première page de la pièce :

‘BARNABAS
Ye seem to repent; but I doubt whether
For your sins or for the misery ye be in !
Earnestly repent for your sin rather,
For these plagues be but the reward of sin.
(v. 331-334)’

Tandis que plus tard il rassure sa mère, Xantippe, du repentir sincère de Dalilah :

‘She lamented of her sins to her dying day :
To repent and believe I exhorted her always ;
Before her death she believed, that God of his mercy
For Christ's sake would save her eternally
(v. 513-516)’

Enfin il encourage sa mère, qu’il accuse de manquer de rigueur dans l'éducation de ses enfants Dalilah et Ismael, à se repentir elle aussi :

‘If you do even so, ye need not despair,
For God will freely remit your sins all,
Christ hath paid the ransom - why should ye fear
To believe this and do well? To God for grace call !
(v. 517-520)’

Revenons sur l’ambiguïté de la chanson finale de la pièce, que G. Wickham attribue au groupe-Vice, Iniquity, Dalilah et Ismael. Les paroles de ces personnages maléfiques sont-elles crédibles ? Quel savoir nous communiquent-ces défunts ? Ont-ils accédé à une vie éternelle de félicité ? L'avant-dernier vers jette le doute sur l'unicité de la signification. La série de question-réponses dont les vers sont composés se termine sur un renvoi à la doctrine calviniste de la prédestination : la félicité de l'au-delà n'est pas dispensée selon le mérite, on y accède "by gift", c'est un don :

‘What shall we have, that can and will do this ?
After this life everlasting bliss.
Yet not by desert, but by gift, iwis,
There God make us all merry !
(v. 569-572)’

A priori il s'agit d'une remise en question du message contenu dans le prologue : en effet la nécessité des parents d'élever leurs enfants selon les conseils de Salomon et dans le respect du droit Divin est bafouée et la notion de mérite est niée. Il ressort de notre champ d’observation une persistance au doute quant à la transparence du voile dont les personnages allégoriques se sont parés. Les voix entendues ne fixent pas le sens de ce que le spectateur vient d'entendre et de voir. Conventionnellement chants et danses dans les interludes et moralités, jusque vers 1570, sont réservés aux vices et condamnés par les personnages vertueux. Cependant, comme le souligne Francis Guinle, les chansons des vices représentent une forme d'harmonie qui s'instaure entre les vices et le protagoniste : une telle ambiguïté s'explique par le fait que les auteurs ne critiquent pas la musique en soi, mais le détournement de son but harmonique :

‘Ce détournement s'exprime à travers le langage musical et l'utilisation de l'élément musical dans un contexte émotionnel et dramatique annonçant un déséquilibre. [...]
Une fois ce détournement effectué, comme un tribut payé aux vices et aux puissances du mal, et après une quête ou un repentir, l'harmonie céleste reprend ses droits.
Ainsi la musique se fait l'expression spectaculaire et dramatique d'une des préoccupations essentielles du théâtre Tudor : le retour à l'ordre établi, religieux ou politique, après une période d'erreur et de confusion, retour qui n'est autre que le passage de la discorde à l'harmonie 101 .’

Faut-il comprendre que cette chanson finale annonce un déséquilibre et non pas un retour à l'harmonie ? L'aporie énoncée par le groupe-Vice a tendance à disséminer plutôt que de pointer le sens concrétisé dans le jeu allégorique de Nice Wanton et cette énonciation véhicule probablement toute la problématique de la pièce.

Notes
101.

Francis Guinle, Accords Parfaits, Les Rapports entre la musique et le théâtre de l'avènement des Tudors au début de la carrière de Shakespeare, c. 1485-1592, Vol. I, Thèse pour le Doctorat d'Etat, Université de Paris VII, 1986, pp. 271-272.