3. 8 L'allégorie et la fragmentation du sens

W. Benjamin affirme que l'allégoriste ne peut pas communiquer le sens d'un ordre hiérarchique qui régit l'univers. Attachons nous maintenant, sur les traces de ce critique, à tisser des affinités entre l’allégorie spatio-temporelle et l’allégorie picturale suggérée par la gravure d'Albrecht Dürer , Melancholia I 102 . Comme il le souligne, l'allégorie est "dispersal" 103 et conduit à la mort : lorsqu'il met l’accent sur l'emphase du mouvement, l'illumination, la totalité et l'unicité, il est dans le même temps à l'affût d'un élément subversif dans le processus allégorique. L'allégorie est considérée comme un processus qui proclameson propre échec comme mode de représentation, qui épuise toute signification de son sens. Dans le tableau de Dürer un ange médite, les yeux perdus vers l'infini, vraisemblablement tourmenté par un problème que lui pose les objets qui l’entourent. Ces objets sont disposés dans le désordre, comme s'ils avaient été posés là par hasard. Ils évoquent les différentes formes du savoir, mais l'échelle qui se trouve derrière l'ange pourrait être celle de la Connaissance permettant d'accéder à la Vérité cachée, celle qu’il souhaiterait atteindre. Pourtant il détient plusieurs clefs et une bourse qui lui ont permis, semble-t-il, de se procurer uniquement des biens futiles et sa mélancolie grandit en attendant la Révélation que tous les dévoilements du monde n'ont pas daigné lui apporter. La figure de Melancholia préside sur un monde allégorique vidé de son sens : le régime de la signification peut être compris comme l'épuisement de la plénitude sémantique du monde phénoménal, un épuisement qui ne s'effectue pas sans violence. D’ailleurs le constat de Walter Benjamin est sans équivoque : ‘"Allegories are, in the realm of thoughts, what ruins are in the realm of things’ 104 ." Mais l'allégorie a le mérite d’être honnête ! Elle se fait l’écho des paroles prononcées par l'homme et ne peut jamais être l’élément moteur de sa marche en avant car il ne peut y puiser que ce qu’il a mis de lui-même, c'est-à-dire un être complètement nu sous le masque et les vêtements dont il se pare.

Quittons maintenant le domaine pictural qui a joué le rôle de catalyseur de notre ébauche de réflexion sur l'allégorie et a permis de restituer à ce mode d'expression un peu de son lustre ancien. L'allégorie demande à être replacée dans une tradition millénaire. D'une façon générale l'allégorie comme clef esthétique suppose une dualité dramatique que le christianisme a déclenchée et même greffée sur l'humanité : celle qui murmure au poète que la vraie vie est ailleurs. Elle désigne un ailleurs et recèle un mysticisme secret ; elle ne doit pas être confondue systématiquement avec le didactisme car elle peut aussi bien être utilisée à des fins satiriques et parodiques. L'allégorie peut paraître comme le défenseur de la clarté et de la vérité, mais la nécessité de parler autrement déconstruit et fragmente l'univers compréhensible dont elle est censée être le porte-parole : pourquoi user de allégorie si la signification a un caractère immanent ou si l'on peut présupposer la conscience absolue des sens dans l'acte d'énonciation ? Dans le théâtre du Vice nous voyons se confronter la culture "officielle" et la culture "non-officielle" : cette dernière a tendance à déstabiliser le cadre moralisateur de la plupart des pièces de notre corpus. Pour se mettre à l'abri de toute accusation d'hérésie, les auteurs pouvaient utiliser une technique dramatique couramment exploitée dans les Mystères qui consistait à interrompre à tout moment la narration pour réorienter le spectateur et pour corriger tout malentendu concernant l'interprétation de l'action qui se déroule. Le Vice remplit partiellement cette fonction ; par son intermédiaire le dramaturge oriente le spectateur d'une manière oblique et lui suggère l'attitude qu'il devrait adopter envers ce qui se déroule sur la scène 105 . Compte tenu de l'ambiguïté plus ou moins déclarée de ce personnage, les dramaturges, volontairement ou non, avouaient qu'ils étaient plus du côté du diable qu'ils ne pouvaient ouvertement le dire ! Dans un autre registre, les attaques puritaines contre les représentations théâtrales étaient peut-être fondées ; ces fustigateurspuritains étaient peut-être de fins critiques littéraires perspicaces que les auteurs des "plays and interludes" choisissaient de ne pas écouter à leurs risques et périls ! Ecoutons à ce sujet la voix "allégorique" (car éditée sous forme d'"anatomie") de Philip Stubbes en 1583 :

‘And whereas, you say, there are good examples to be learned in them : truly, so there are ; if you will learn falsehood; if you will learn cozenage ; if you will learn to deceive ; if you will learn to play the hypocrite, to cog, to lie and falsify ; if you will learn to jest, laugh and fleer, to grin, to nod and mow ; if you will learn to play the Vice, to swear, tear and blaspheme both heaven and earth ; if you will learn to deride, scoff, mock and flout, to flatter and smooth ; if you will learn to play the whoremaster, the glutton, drunkard, or incestuous person ; if you will learn to become proud, haughty and arrogant ; and finally, if you will learn to contemn God and all His laws, to care neither for Heaven nor Hell, and to commit all kind of sin and mischief. 106
Notes
102.

Il s’agit de la gravure de 1514, Melancholia I, qui met en perspective la confrontation de la mélancolie avec la créativité. Voir illustration : Annexe 3.

103.

Benjamin , Origin, p. 186.

104.

Idem., p. 178.

105.

Peter Happé recense les caractéristiques que la plupart des Vices ont en commun dans "'The Vice' and the Popular Theatre, 1547-80", Essays in Honour of Harold F. Brooks, éds. Antony Coleman and Antony Hammond, London & New York: Methuen, 1981, p. 28. Nous relevons cette précision: "A third important feature is his expository function. He acts for the dramatist, fulfils the cultural role of explaining the moral doctrine of the play. This may be explicit in soliloquy or implicit in that mode of bragging over-confidence and shabby success which is characteristic of the Vice."

106.

Stubbes , Anatomy, p. 145.