4. 1 L'univers ambiant connu du spectateur

Comme le cadre de ce travail ne nous permet pas d'analyser dans le détail les éléments constitutifs de la toile de fond médiévale qui a donné lieu à la genèse des éléments comiques dans le drame issu du sol anglais, nous allons nous limiter à repérer certains phénomènes culturels qui expliquent le penchant pour le comique. Nous les trouverons dans le système de représentations et dans la place qu'occupe ce système dans les structures sociales et dans la "réalité". Il est difficile de décider jusqu'où il faut remonter dans le temps pour en cerner les origines : il y a des courants qui se suivent en s'exaspérant, d'autres en s'affaiblissant, d'autres naissent lentement ; on en voit malaisément la source. Commençons cependant par un bref rappel concernant l'influence des systèmes philosophiques et des ordres des frères mendiants sur la culture médiévale.

Il nous faut d'abord rappeler l'influence prédominante de la philosophie néo-platonicienne sur la façon de penser des Pères de l'Eglise Catholique Romaine. L'emphase dans cette doctrine est mise sur l'idée et non pas sur le signe : l'authenticité et la vérité des choses relevant du matériel, de la nature, et de la vie sur terre ont moins d'importance parce que nécessairement fallacieuses et perverses. La vie dans ce système n'est que le reflet imparfait et trompeur de l'ailleurs idéal et vrai 129 . La conception de la vie telle qu'elle était présentée par les pères religieux reposait sur des notions essentiellement spirituelles et tout ce que l'homme percevait directement se révélait avoir une importance moindre. L'idée prenait l'ascendant sur le signe bien que les thèmes spirituels avaient recours au signe pour les rendre compréhensibles. La contemplation de l'univers, la création du Tout Puissant pouvait permettre à l'homme déchu de retrouver son identité originelle, sa vraie nature. Les attributs du Divin et de Satan et la lutte entre ces deux puissances pour se procurer l'âme d'homo genum étaient les sujets préférés des sermons et de la littérature médiévaux. On employait les symboles, les paraboles, les allégories pour rendre accessibles ces idées à l'homme. Les signes, considérés comme les manifestations externes des idées, furent tirés de l'histoire et de la littérature anciennes, de l'Ancien Testament, et des bestiaires : ces éléments servaient à illustrer les dogmes religieux. L'idée était expliquée et rendue compréhensible à l'aide du signe, qui, d'ailleurs, à son tour, n'était pas toujours d'une clarté transparente aux yeux des profanes. Soulignons d'autre part la lutte menée par l'Eglise contre les autres religions, les croyances païennes et les hérésies. L'Eglise Catholique Romaine mettait l'accent sur le dogme qui démontrait sa suprématie : le miracle central que comportait la résurrection du Christ. Jusqu'au XIIe siècle la gloire et le triomphe du Christ, et non pas sa mort, furent la préoccupation principale des sculpteurs 130 . La prédominance du système néo-platonicien et la façon dont on présentait la nouvelle religion aboutissaient à une représentation abstraite, distanciée de la vie de tous les jours et difficile à cerner par le profane. La culture monastique mettait trop l'accent sur la dimension spirituelle de l'homme et négligeait son côté charnel. Des festivités telles The Feast of Fools semblent témoigner d'un besoin d'échappatoire pour se libérer un certain temps de l'opprimante expérience de la vie imposée par les autorités religieuses. L'homme se tournait volontiers vers l'ancienne culture païenne qui lui présentait des notions plus tangibles et donc plus à sa portée. Des éléments de réalisme font incursion dans tous les secteurs de la culture médiévale aux XIIe et XIIIe siècles. Les changements économiques donnent naissance à une nouvelle classe moyenne, induisent un mode de vie différent et des centres d'intérêt à l'opposé de ceux de la vie monastique et féodale. Le système thomiste fut introduit en philosophie, et Aristote avec sa théorie de la cognition entraîna des bouleversements.

G.R.Owst maintient que les sermonneurs furent largement responsables du développement des aspects réalistes dans l'art littéraire 131 . Saint François enseigna à ses disciples l'amour du Divin à travers la contemplation de la nature et de l'homme. Il associa la foi avec les réalités de la vie et fit appel aux émotions de l'homme dans l'expression de la foi. Les frères mendiants introduiront de nouveaux styles de prêche en exploitant le génie dramatique et en faisant allusion aux choses et aux incidents de tous les jours. Ils mettaient l'accent sur l'humanité du Christ : leur Dieu connut la souffrance à travers la douleur infligée au Christ crucifié et à travers les larmes de la Mère au pied de la Croix.

Les mystères focalisent l'intérêt sur la passion et la mort du Christ plutôt que sur le miracle de la résurrection . La souffrance du Christ est évoquée pour susciter l'empathie de la part du récepteur. La période gothique voit l'émergence d'éléments réalistes susceptibles d'émouvoir le spectateur non seulement dans le domaine dramatique mais également dans le domaine des arts plastiques.

Johan Huizinga souligne comme caractéristique typique de l'esprit de la fin 132 du Moyen Age la place accordée au visuel, ce qui nous fait conclure que s'effectue un déplacement de l'emphase qui désormais est accordée au signe et non plus à l'idée :

‘Ainsi, les événements de la vie devenaient de beaux spectacles ; la douleur et la joie étaient costumées et maquillées de façon pathétique et théâtrale. Les moyens manquaient pour exprimer les émotions de manière simple et naturelle. Le sentiment ne pouvait atteindre à ce haut degré d'expression auquel l'époque aspirait que par la représentation esthétique. 133

La primauté de la vue est une donnée fondamentale de l'art du temps : en témoignent les pageants, les tableaux-vivant, les habits, les styles qui déployaient une richesse de couleurs et de formes. Le signe rivalise avec l'idée et acquiert une vie indépendante, n'étant plus seulement le symbole qui réfère à une idée transcendantale. Cette tendance trouve son expression plus tard dans le prologue de The Nature of the Four Elements 134 (c. 1509-17). Ici John Rastell, son auteur, marque un point de transition entre l'Age de la Théologie et l'Age naissant des Sciences : il condamne l'étude des entités invisibles à l'exclusion des phénomènes visibles. Ces remarques préliminaires nous fourniront une toile de fond pour situer le contexte culturel environnant dans lequel les éléments comiques apparaissent dans les arts en général dont la double vocation était d'instruire et de détendre. Il est impossible de livrer la dimension globale des hommes du Moyen Age, habitants d'un passé inaccessible à l'observation. Nous nous contenterons de souligner quelques traits dont, selon Glynne Wickham , nous ne pouvons faire l'économie si nous devons cerner l'attrait émotionnel et la riche diversité des accomplissements dans le domaine du théâtre de l'époque considérée :

‘[...] a vivid sense of contrast, extravagant flights of romantic fantasy counterpointed by a hard-grained streak of realism, and an ability to perceive the whole natural world in terms of game or play ; 135

Glynne Wickham nous rappelle dans un autre ouvrage que le théâtre est un art qui fait appel à l'œil et à l'oreille simultanément : l'art théâtral unit l'image à la parole :

‘The unique distinction of drama as an Art is that it appeals to eye and ear simultaneously. The emotions of the recipient are open to assault through two senses at once and, as his emotional temperature rises, the auditor-spectator has the focal length of his imagination steadily enlarged to a point where the mind may perceive truth, meaning, reality, unobtainable by processes of the intellect alone 136 .’

L'art et la religion ont ceci en commun : la même quête de vérité, de sens et de réalité. Ils emploient d'ailleurs les mêmes moyens : les dons de la perception imaginative et la croyance. L'art théâtral est une excroissance naturelle des fresques, des vitraux, des sculptures en pierre et en albâtre qui ornent les cathédrales et églises au sein desquelles il s'est développé sous la forme de la personnification par l'être humain de la Présence Divine et de l'Histoire Sainte.

Cette représentation de l'idéal était destinée à se ternir rapidement car l'homme déchu ne peut résister longtemps au vulgaire. L'aspiration des théologiens est toute entière dirigée vers le haut, au-dessus des têtes des profanes ; les tours et les flèches s'érigent dans un même élan vers le céleste, et les formes arrondies des voûtes romanes cèdent la place aux ogives. L'une des caractéristiques saillantes de l'art gothique est la présence simultanée de deux styles contrastés : le "sublime" et le "bas". A l'intérieur des églises et cathédrales, sur les fresques et les chapiteaux des figures et visages aux traits grotesques côtoient des personnages de nature divine tels que la Vierge Marie, les apôtres ou les saints. Les deux styles cohabitent, le style élevé tentant d'approcher la beauté idéale, le style bas s'épanouissant dans la difformité. Le premier joue habituellement le rôle central et est grave ; le dernier est plutôt en marge et s'amuse.

Les origines de cet esprit comique dans l'art gothique sont les mêmes pour la littérature. Le comique pouvait exprimer une attitude critique envers certains aspects de la vie, montrant ainsi un mécontentement voire même une volonté refoulée d'effectuer des changements. Le comique offrait aussi une possibilité d'échapper à la dure réalité de la vie en créant un monde fantastique, issu dans ce cas d'un esprit ludique désireux d'inventer de nouvelles formes et idées. Le comique pouvait également véhiculer la copie conforme de certains aspects de la vie quotidienne risibles en eux-mêmes.

Généralement, on peut remarquer que c'est la satire qui exprime le mieux une critique de la vie. Le satiriste visait surtout les femmes et le clergé : les ecclésiastiques avaient énormément d'influence sur la vie spirituelle des gens et jouaient un rôle politique et social prépondérant. Ce n'est pas étonnant que les yeux des satiristes étaient rivés sur eux ! A son tour, le clergé avait une prédilection pour ridiculiser les vices des femmes, et prenait comme sujet l'extravagance de leurs habits ou encore leur désir de dominer dans le ménage. ("The Wife of Bath’s Tale" 137 de Chaucer nous offre une illustration bien connue de la femme qui sait maltraiter les maris : elle a enterré rapidement cinq maris successifs et raconte joyeusement qu'elle se prépare pour le sixième !)

Le burlesque est présent parmi les éléments comiques de l'art gothique dans le comique de situation et d'observation réaliste. Cette notion de réalisme "bas" trouve sa place également dans la littérature, surtout au sein du fabliau où la femme joue un rôle dominant. Le fabliau en général comporte le motif de la trahison, une image burlesque de la vie quotidienne, et la présence de personnes issues de la classe moyenne. La vie décrite dans les fabliaux paraît comme l'image burlesque de celle de la cour et le style de ce genre littéraire contraste avec le style élevé des sermons ayant trait à la vie céleste et à la vie des saints légendaires.

L'élément comique figure dans ce que nous appelons depuis la fin du XVIIe siècle l'esthétique du comique grotesque . Sa fonction comique est frappante dans les illustrations des marginalia des XIIIe et XIVe siècles où l'artiste donne libre cours à son impulsion ludique pour se représenter un autre mode d'existence qui remet en question en même temps l'autorité du texte officiel. Les illustrations sont inspirées par les bestiaires, les fables, les romances , les anecdotes des exempla, les gravures sur les pièces de monnaie anciennes, et les observations du quotidien 138 .

Nous nous attarderons plus longtemps sur l'élément "grotesque " du comique, car la vision tragi-comique de Shakespeare est souvent exprimée à travers le prisme de cette esthétique des discordes et des structures protéiformes.

Notes
129.

Cette idée est exprimée par le théologien médiéval Raymonde de Sebonde, cité par E. M. W.Tillyard, The Elizabethan World Picture, Harmondsworth: Penguin Books, 1962, p. 28 : "The poor wanderer, wishing to return to himself, should first consider the order of the things created by the Almighty ; secondly he should compare or contrast himself with these ; thirdly by this comparison he can attain to his real self and then to God, lord of all things."

130.

E. Prior et A. Gardner, An Account of Medieval Figure Sculpture in England, Cambridge: Cambridge University Press, 1912, p. 90.

131.

G.R.Owst, Literature and Pulpit in Medieval England, Cambridge: CambridgeUniversity Press, 1933, p. 23.

132.

L'édition de l'ouvrage utilisé, L'automne du Moyen Age, est précédée d'un entretien de Claude Mettra avec Jacques Le Goff. Ce dernier apporte une précision qu'il nous importe de citer afin de faire le point sur les concepts de Moyen Age et de Renaissance : comme le suggère J. Le Goff, l'auteur du livre lui-même aurait certainement résumé le sujet fondamental de son livre comme étant "[...] l'imbrication intime du Moyen Age et de ce que nous appelons la Renaissance. Car le Moyen Age du XVe siècle est un automne exaspéré, pas du tout mort, au contraire : d'une extraordinaire vitalité et tellement vivant qu'il va profondément continuer et rester présent en plein XVIe siècle, comme l'a bien montré Lucien Febvre dans son Rabelais. Et de la même manière, en plein XVe siècle, c'est déjà le siècle suivant qui se fait entendre." Huizinga, L'automne, p. II.

133.

Huizinga, L'automne, p. 52.

134.

John Rastell, The Nature of the Four Elements , éd. Richard Axton, Three Rastell Plays, Cambridge: D. S. Brewer, 1979.

135.

Glynne Wickham , A History of the Theatre, Second Edition, London: Phaidon Press, 1992, p. 81.

136.

Glynne Wickham , Early English Stages 1300 to 1660, Volume One I300 to 1576, London: Routledge and Kegan Paul, 1959, p. 310.

137.

Geoffrey Chaucer , “The Wife of Bath’s Tale”, The Canterbury Tales in Neville Coghill éd., The Canterbury Tales, London: Penguin, 1986.

138.

Irena Janicka, The Comic Elements in English Mystery Plays Against the Cultural Background, Poznan: Particularly Art, 1962, p. 30.