4. 2.L'esthétique du comique-grotesque

Afin de mieux cerner les mentalités médiévales et la primauté du comique dans la tragi-comédie des XVe et XVIe siècles il est important d'esquisser certaines hypothèses ayant trait à la genèse de l'esprit comique né au sein du grotesque , ce qui est à remarquer surtout au cours de la période gothique où la cohabitation du style bas et du style élevé peut parfois pousser le récepteur moderne à se demander jusqu'où pouvait aller cet esprit de négation qui, tout en tournant le dos aux principes de l'art classique, montre néanmoins un intérêt pour le paganisme dans sa représentation de sa religion nominale. Les éléments du "réalisme grotesque ", manifestes dans l'art plastique gothique ainsi que dans les Mystères , permettent de déceler certaines tensions anthropologiques et culturelles entre les normes officielles et les tendances populaires, entre la culture sérieuse et la culture comique prévalant au Moyen Age féodal.

Willard Farnham 139 souligne l'un des aspects caractéristiques de l'art grotesque roman comme étant le traitement du thème de la lutte entre des êtres humains, des animaux et des monstres aux prises avec des formes entremêlées végétales (ce qui se distingue nettement du grotesque classique où figurent formes au repos, encadrées ou soutenues par des structures végétales). C'est le caractère agonistique de cet art qui ressort : les oppositions existent et à l'intérieur de la représentation grotesque et à l'extérieur de celle-ci par le fait qu'elle soit à la fois accolée et en opposition avec le lieu sacré qu'elle ornemente. Un élément comique se joint au grotesque roman sans enrayer le sinistre inhérent dans ses figures à demi humaines que l'on voit se débattre contre une vigoureuse végétation enlaçante, symbole des vicissitudes rencontrées au cours de la vie sur terre 140 .

Wolfgang Kayser 141 associe surtout la difformité, l'horreur, et la monstruosité au concept du grotesque . Il y voit une qualité sinistre omniprésente dans le monde ludique, une qualité étrange, insondable, lourde de menaces qu'il associe au type d'humour lié à cette esthétique. En dernière analyse l'art grotesque est "an attempt to invoke and subdue the demonic aspects of the world" : les dessous horrifiants et repoussants de l'existence sont étalés aux regards de tous afin de les transformer en objets anodins par cette alchimie de la perspective comique. D'après Frances Barasch 142 aussi, l'un des versants de l'humour est un côté cruel, un besoin de moquerie. Ces traits ressortent dans les tableaux et dans les scènes des Mystères où figure le Christ outragé par les gardes ou moqué par les juifs, conformément aux textes de la Bible qui font allusion à une revanche farouche de la part de juifs 143 . Nous prendrons comme exemple le cycle Towneley dans lequel environ quatre pages sont consacrées à la scène des outrages au Christ alors que dans la Bible la référence au plaisir éprouvé par les soldats en commettant ces actes est des plus brèves. Dans la pièce du cycle Towneley trois fripons transforment l'événement en jeu . Ils invitent le Christ aux yeux bandés à deviner qui le cogne : toute notion de revanche est occultée par leurs plaisanteries sinistres :

‘I TORTOR
We shall teach hym, I wote, a new play of Yoyll,
(v. 343)
[…]

II TORTOR
Who smote the last —
I TORTOR
Was it I ?

(Towneley 21,The Buffeting, v. 413-414) 144

Le silence du Christ contribue à la montée de la tension dramatique générée par les deux pôles opposés du sérieux et du comique. Cette scène évoque la pitié et la terreur, et une sensation supplémentaire que l'on a du mal à définir, cette qualité supplémentaire que l'on définirait par le terme "grotesque " dans le langage courant pour désigner des situations extrêmes pour lesquelles des épithètes telles "dégoûtantes" ou "effroyables" ne sont point assez expressives. Cette qualité supplémentaire est le comique, "in opposition to and in conflict with something incompatible with it" 145 . Une controverse existe autour de la notion de la coexistence du grotesque avec le comique ; cependant les critiques modernes semblent être unanimes sur la nécessité d'une intuition comique comme ingrédient du grotesque , ce qui s'accorde avec le développement historique du terme. La scène évoquée ci-dessus ne provoque qu'un rire hésitant : une distanciation par rapport au comique du jeu des tortionnaires s'effectue lorsque le spectateur est appelé à partager la souffrance iconisée par le Christ silencieux et pâtissant plutôt que de participer au jeu de ses bourreaux. Le paradoxe attraction-répulsion caractérise l'opposition inhérente à l'esthétique du grotesque , mais la cause de l'attraction peut être imputée au comique qui fait appel en même temps que le sérieux à notre appréciation. La perception simultanée de l'autre visage du grotesque — son allure terrifiante, dégoûtante, ou encore effrayante — peut confondre l'impulsion au rire lorsque le récepteur devient conscient de la présence de l'élément incompatible avec le comique. Toute spontanéité est alors empreinte d'hésitation, mais en hésitant on reconnaît l'existence de possibilités comiques. Le conflit entre le repoussant et le comique n'est jamais résolu et c'est, selon Philip Thomson ce qui différencie le grotesque des autres catégories de discours littéraires :

‘[...] the special impact of the grotesque will be lacking if the conflict is resolved, if the text concerned proves to be just funny after all, or if it turns out that the reader has been quite mistaken in his initial perception of comedy in what is in fact stark horror. The unresolved nature of the grotesque conflict is important, [...] 146

Il est difficile de définir le rire provoqué par une configuration grotesque : caractérisé par un paradoxe essentiel il est libérateur et auteur de tension et d'anxiété à la fois. Une réaction "classique" engendrée par l'appréhension du grotesque activerait divers facteurs psychologiques dont un sentiment d'horreur, de dégoût ou de colère doublé d'amusement, de jubilation, ou de délectation, un rire qui s'étouffe et se transforme en grimace, ou un rire teinté d'hystérie ou d'une certaine gêne. De telles réactions sont provoquées par le plaisir éprouvé à voir des tabous méprisés, à jouir d'un moment de relâche de ses inhibitions, à ressentir une satisfaction intellectuelle lors du déchiffrage d'une blague, à percevoir un élément risible dans notre univers environnant. Souvent est présent aussi un plaisir sadique à goûter au terrible, au cruel, au dégoûtant. Le paradoxe inhérent à l'attraction de l'homme vers ce qui est répulsif paraît comme une loi naturelle de notre composition morale de la même façon que la gravitation fait office de loi naturelle dans la composition du monde visible.

L'esthétique grotesque montre comment le didactisme et la détente, la double vocation des arts visuels et littéraires de ces époques, pouvaient être intimement imbriqués l'un dans l'autre. Deux attitudes contradictoires semblent se côtoyer dans la scène évoquée et le martyr traité comme objet de dérision ne serait plus digne d'estime si ce n'était pour les codes de l'art en vigueur et l'attente du récepteur dont la complicité était importante pour l'artiste. Le thème de la cruauté est souvent représenté dans l'art pictural de la fin du XVe siècle sous les auspices de la moquerie, du blasphème, ou de la dérision. Une analogie peut être faite entre la scène du Mystère de Towneley ci-dessus décrite et Le Christ outragé, vers 1503, de Matthias Grünewald 147 , dont l'œuvre est au confluent de deux époques, s'inspirant de l'esprit du Moyen Age comme de celui de la Renaissance. Le peintre, comme le praticien du théâtre se sert souvent d'un personnage médiateur pour guider l’œil du spectateur afin de contrôler sa perception de l'œuvre. A la fois imbriqué dans la scène représentée et un peu à l'écart, ce médiateur dirige le regard du spectateur et stimule ses réactions. Dans le tableau considéré cet homme bon, plein de compassion, que nous voyons au centre, au fond en train de s'entretenir calmement avec l'un des gardes qui, lui, reste indifférent, n'est pas mentionné dans l'histoire évangélique. Il sert ici d'exemple au spectateur qu'il invite à l'imiter. Ce tableau devient ainsi une œuvre de dévotion ; le spectateur est appelé à contempler et à partager les souffrances du Christ qui est assis, épuisé, dans l'angle gauche et non pas au centre du tableau, comme c'était l'usage à l'époque. Le spectateur n'est pas sollicité pour participer au jeu accompagné de roulements de tambour et des sons de la flûte d'un musicien se trouvant à gauche, derrière le Christ, jeu cruel auquel s'adonnent allègrement les gardes aux traits balourds et rustres qui contrastent avec les traits beaucoup plus fins de notre "médiateur".

Notre enquête suggère donc que l'art théâtral et l'art pictural sont régis par des attentes de la part du spectateur qui sont presque identiques. Le théâtre reproduit certains schémas repérés dans les arts visuels : l'élément grotesque se met au service du didactique en donnant plus de définition à l'attitude juste à adopter. Une réaction ambiguë est provoquée face à une qualité humaine indéniable : la configuration grotesque de celle-ci s'offre au regard de l'homme comme son image en négatif à laquelle un enseignement doit être tiré de l'envers. Le grotesque pilote le spectateur et permet, comme le Vice , de pointer le chemin vertueux per contra.

Notes
139.

Willard Farnham, The Shakespearean Grotesque, Its Genesis and Transformation, Oxford: Oxford University Press, 1971, pp. 14-15.

140.

Voir illustration : Annexe 5 qui montre cette "lutte" dans les sculptures du XIIe siècle qui ornent les espaces entre les longues et minces figures des prophètes et patriarches qui s’alignent dans l’embrasure des portes du portail Royal de la Cathédrale de Chartres. Le détail de l’enluminure qui dépeint Homo genum enchevêtré dans une initiale "U" convient admirablement au livre de Job : par "the Romanesque ‘Master of the Entangled Figures’ dans la bible attribuée à St. Albans ou à Winchester, c. 1160. MS.Auct. E.inf.1, fol. 304rcol. 11 (détail) , Bodleian Library, Oxford. Voir Annexe 6.

141.

Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, traduit par Ulrich Weisstein, Bloomington, 1963.

142.

Frances. K. Barasch,The Grotesque. A study in meanings, The Hague: Mouton, 1971.

143.

Ce que A. P. Rossiter appelle "the opposite and antithetical world of the diabolical" trouve son expression dans les scènes où figurent le Christ crucifié, moqué et torturé par les soldats, ou même encerclé de danseurs juifs faisant la ronde autour de la croix. Deux styles sont présents, deux attitudes aussi : le sérieux et le ludique : le corps du Christ est traité comme un objet et la Crucifixion devient burlesque . Voir English Drama from Early Times to the Elizabethans. Its backgrounds, origins, and developments, London: Hutchinson University, 1950, p. 32.

144.

English Mystery Plays, éd. Peter Happé, London: Penguin Books, p. 479 ; 481.

145.

Philip Thomson, The Grotesque, London: The Critical Idiom, Methuen, 1972, p. 51.

146.

Philip Thomson, The Grotesque, p. 21.

147.

Alte Pinakothek, Munich.Voir l’illustration : Annexe 7.