5. La notion de jeu dans le théâtre du Vice

Nous avons jusqu'à présent négligé quelque peu l'importance du jeu dans le théâtre du Vice. Il s'agit en fait d'un jeu profane fondé sur l'action scénique ; c'est un élément qui motive le Vice (ou le groupe Vice). Son jeu est physique, histrionique et verbal ; il a pour fin le théâtre lui-même :

‘L'action est constituée de "tours" qui sont montés devant le spectateur et ensuite réalisés, et finalement commentés après leur réussite ou leur échec. Les personnages se servent mutuellement d'imprésarios, de compères, de faire-valoir : l'action est donc médiatisée, et ces médiateurs opèrent ouvertement avec la complicité et la participation du public [...] Dans ce théâtre, l'illusion, puisqu'en un sens il y a toujours une illusion, ne se situe pas au niveau du jeu , mais à celui du pourquoi, à celui du déclenchement du jeu 148 .’

Tout théâtre peut se définir comme jeu , mais dans celui du Vice le jeu est de nature réflexive et se met constamment en scène. Dans le théâtre médiéval le jeu est plus important que le personnage.

La conception dramaturgique de la pièce Mankind repose sur le double aspect du rôle de Mischief . Il entre en scène sur ce qui pourrait être une tête de cheval et se présente comme étant un batteur de blé itinérant. Il réussit à perturber le sermon que prêche Mercy et par la suite ses actions sont gouvernées par cette déclaration : ‘"I am come hither to make you game’" (v. 68). Il ne cesse d'inventer des jeux pour ses compagnons et pour les spectateurs. Il est à la fois le vilain que l'auditoire apprend à repousser et l'animateur de divertissements que le même auditoire savoure avec plaisir ; il incarne à la fois le péché répréhensible et l'esprit festif du carnaval.

Les traces culturelles ou techniques du "théâtre du Vice" qui ont subsisté dans le théâtre de Shakespeare nous amènent à étudier le fonctionnement du Vice dans son aire de jeu que l'on pourrait caractériser de majoritairement anglais. En effet, le cas du théâtre anglais est singulier, dû largement à la persistance pendant tout le XVIe siècle du cadre allégorique qui semble avoir été la règle dans le théâtre liturgique médiéval. Cette forme allégorique a été cantonnée au théâtre dévotionnel dans d'autres pays, mais en Angleterre il a servi de moule pour l'ensemble de la production théâtrale. Il ne s'agit là que d'un cadre et la présence de ce moule allégorique n'implique pas nécessairement un but édificateur pour toutes les pièces concernées (allégorie ne doit pas être confondue avec didactisme). L'allégorie est un procédé utilisé pour rendre compte d'une certaine vision du monde. Comme nous le fait remarquer Jean-Paul Debax, l'utilisation de ce procédé au théâtre a permis la naissance d'un jeu qui a pour fin le théâtre lui-même. Lorsque le Vice ou un groupe-Vice est présent comme élément dramaturgique nous sommes confrontés dans les débuts du théâtre du Vice (dans Wisdom ou Mankind , par exemple) à "un spectacle clivé de façon schizophrène en deux niveaux distincts et hiérarchiquement superposés : celui de l'action et celui de la motivation" 149 . Le Vice apparaît comme l'origine de l'action, le primum mobile qui fait jouer des voix et des corps dans les actions sans réalisme mimétique, mais qui ont toujours un double statut d'action et de motivation de la même action. Les exemples cités sont Youth , ‘"le spectacle de l'homme jeune qui dialogue avec sa propre jeunesse"’, Lusty Juventus, le spectacle de ‘"l’homme dissipé qui dialogue avec sa propre dissipation"’, et Hykscorner, le spectacle du "railleur satanique du Bien qui entre en conversation avec Libre Arbitre et Imagination" 150 . Nous ajouterons à cette liste la pièce de Richard III , que nous désignerons comme le spectacle de l'usurpateur qui dialogue avec le pouvoir usurpé et usurpateur. Dans le chapitre qui suit nous la soumettrons comme morceau imposé.

Les deux pôles que J.P. Debax dégage ("l'action" et la "motivation de la même action") pourraient également être dénommés le jeu et l'enjeu. Tout jeu suppose un enjeu ; celui-ci peut avoir une valeur symbolique ou matérielle, ou, encore, purement abstraite. Il peut être une coupe en or, une fille de roi, la vie ou l'âme d'un joueur, la prospérité d'un pays, un gage ou un prix. Nous voyons cet aspect du jeu dans la pièce intitulée Like Will to Like (Ulpian Fulwell, 1568) où Nichol Newfangle se pose en juge entre Ralph Roister et Tom Tosspot, revêtant une belle robe rouge sans doute, pour décider lequel des deux larrons mérite le titre de Knave of Clubs aux festivités de Noël. Nichol tient son rôle avec sérieux obligeant les autres participants à entrer pleinement dans son jeu et exigeant d'eux les marques de respect dues à sa personne (ou devrions-nous dire identité théâtrale ?) transformée "à vue" :

‘NEWFANGLE
And I am plaine Nichole ? and yet it is my arbitrement
To judge which of you two is the veriest knave ?
I am Maister Nichole Newfangle, both gay and brave.
For seeing you make me your Iudge, I trowe,
I shall teach you both your leripup to knowe.
[He fighteth.]
(Like Will to Like , v. 331-335)’

Il singe le comportement du tyran en imposant sa volonté avec brutalité : la didascalie indique qu'à trois reprises il bat violemment ses compagnons. Les victimes des coups ainsi dispensés se comparent à Phalaris et à Haman, deux tyrans pris à leur propre piège. Le jeu prend des accents graves. Par le biais narratif Fulwell colore l'enjeu et règle l'intensité dramatique. La tyrannie du mal est auréolée et la charge sémantique dont le dramaturge investit son espace-temps est soumise avec efficacité au spectateur-auditeur. Les deux récits encartés laissent accéder à des perspectives plus élaborées, à des compétitions (Phalarius est le premier à être rôti dans le four qu'il invente, et Haman est le premier pendu à inaugurer le grand gibet qu'il destine à Mardocneus !) dont l'issue est souvent scabreuse pour donner à réfléchir, et, par métonymie, enseigner la leçon qu'on en tire. Ensuite la focale est vissée sur l'espace-temps plus concret de l'univers fictionnel du sur-scène et des proverbes véhiculant la sagesse traditionnelle et populaire expliquent clairement la leçon qui ne sera pas retenue par les deux délinquants :

‘ROISTER
So I feele the smart of mine owne rod, this is true.
But heerafter I wil learn to be wise,
And ere I leap once, I wil look twice.
(v. 366-368)’

Le jeu prime sur la motivation du personnage et le Vice continue à dynamiser la compétition. On lutte pour être le premier dans une compétition, afin d'emporter l'enjeu. Nichol Newfangle annonce l'enjeu de sa compétition dans des termes ambigus, destinés à duper les deux concurrents qui rivalisent de vilenie :

‘If he be the more knave, the patrimony he must have ;
But thou shalt have it, if thou prove thyself the verier knave.
A peece of ground it is, that on beggars maner doth holde,
And whoso deserves it, shal have it, ye may be bolde,
Called Saint Thomas a Watrings, or els Tiburn Hil,
Given and so bequethed to the falsest knave by wil.
(v. 387-392)’

Le jeu est clairement explicité. La clé de l'intrigue est donnée dans les références à "Saint Thomas a Watrings" et "Tiburn Hil" mais les joueurs ne doivent pas la prendre — ils ne sont pas des briseurs de jeu ! Le Vice a le rôle d'agencer les épisodes de l'interlude de telle sorte que les participants dénouent les divers éléments devant le spectateur pour son plus grand plaisir. La fable est donnée à voir une fois le cadre du jeu tracé : montrer et dire sont des aspects complémentaires de l'activité artistique théâtrale, deux outils mis au service du dramaturge qui tente de faire sentir de manière iconique la réalité du langage et de l'univers décrit.

On lutte à l'aide de sa force corporelle, d'armes, des mains, ou d'ingéniosité, de démonstrations, de grands mots, de vantardise, d'insultes, de dés ou encore au moyen de ruses et de tromperies. Tom Tosspot prétend être le gagnant de la compétition grâce à ses beuveries et à ses jurons : l'"émulation" conduit à des excès blasphématoires dans ce monde à l'envers :

‘From morning til night I sit tossing the black bole,
Then come I home, and pray for my fathers soule,
Saying my praiers with wounds, bloud, guts and hart,
Swearing and staring ; thus play I my part (v. 395-398)’

Le tricheur, précisons-le, n'est pas un briseur de jeu . Il feint d'en observer les règles, et joue jusqu'au moment où l'on démasque sa tromperie. L'astuce joue un rôle important et revêt même le statut de thème de compétition et de forme ludique. Nichol Newfangle trompe ses semblables et, sa mission en qualité d'agent de la rétribution accomplie, il disparaît sur le dos de son parrain, Lucifer, dès qu'il exprime le souhait de trouver un cheval pour changer de cadre. Il ne joue pas le jeu : au lieu de se comporter comme les brigands qu'il attire dans sa compagnie ("Like will to like" ne nous cesse de réitérer le proverbe) il prend la pose du véritable justicier, ainsi que laisse entendre le monologue adressé à la salle : ‘"They shall have their meed, as they deserve indeed,"’ (v. 590). L'ambiguïté de ses promesses d'héritage de terres productives (la terre promise à Moïse s'inscrit sous forme de parodie à l'arrière plan nous semble-t-il) provoque une situation d'ironie tragique. Le dramaturge montre au cours de l'interlude comment les victimes de Nichol se trouvent littéralement "prises au mot", les mots se retournant contre elles pour leur apporter l'amère expérience du sens qu'elles n'avaient pas vu, aveuglées qu'elles étaient par leur poursuite effrénée du péché. Aux ivrognes prodigues et chapardeurs le patrimoine promis s'avère être une bouteille, un bâton et un sac, compagnons de route des déshérités de la terre réduits à la mendicité. Nichol résume le retournement de la situation et s'amuse à dresser ses victimes pour leurs nouveaux rôles :

‘But now, my maisters, you are upon the skore.
Be packing, I say, and get you hence :
Learn to say 'I pray, good maister, give me nine pence.'
(v. 1024-1026)’

Pour les deux coupeurs de bourses, Cutbert Cutpurs et Pierce Pickpurs, deux cordes de pendaison se substituent à la couronne de laurier qui devait donner accès à la terre promise abritant "la jument à deux pattes" :

‘NEWFANGLE
[...]heer is the snare,
That shall lead you to the land called the two-legged mare.
[He putteth about each of their necks an halter.]
(v. 1110-1111)’

Justice est rendue non sans avoir été bafouée sous les apparences d'un jeu mené par le Vice de la pièce qui s'annonce comme agent punitif du vice !

Notes
148.

Debax, Vice, pp. 446-7.

149.

Debax, Vice, p. 445.

150.

Ibid., p. 445