5. 1 Le jeu et le sérieux

La valeur conceptuelle d'un mot dans la langue se trouve définie en partie par celui qui exprime son contraire. L'antithèse du concept du jeu dans notre cadre de travail est le sérieux. Selon les recherches sémantiques effectuées par J. Huizinga dans plusieurs langues le groupe antithétique jeu-sérieux renferme deux termes qui ne s'avèrent pas équivalents :

‘Le jeu y figure le terme positif, le sérieux s'arrête et s'épuise à la négation du jeu : le sérieux est le non-jeu, et rien d'autre. [...] Le jeu est une notion en soi. Cette notion, comme telle, est d'un ordre supérieur à celle du sérieux. Car le sérieux tend à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien englober le sérieux 151 .’

La différence entre le jeu et le sérieux n'est pas clairement définie. Le jeu peut être conduit d'une manière sérieuse et obéir à des règles strictes. Le jeu n'a pas d'objectif précis, pas d'utilité biologique ni matérielle mais peut remplir des fonctions culturelles dans certains rites et cérémonies. Le jeu est utile dans son inutilité : c'est une activité désirée pour elle-même, à l'opposé de ce qui relève du rationnel.

Le sérieux figure dans le théâtre du Vice comme une facette complémentaire du jeu . Il est à remarquer que les dramaturges aiment mettre en scène le spectacle et la crise de l'autorité ecclésiastique ou temporelle sous forme de fable aux variations infinies. La tonalité générale demeure ludique, ce qui n'exclut pas, bien que présentée d'une manière oblique, une remise en cause sérieuse de l'autorité établie. Le jeu qui fait partie intégrale de la fête est, comme elle, doté d'un pouvoir de subversion. Dans Like Will to Like nous nous trouvons en présence de la misrule, du renversement de la hiérarchie spirituelle, du règne de la dissonance et de la transgression. Un détournement ironique opère au niveau du langage proverbial au dépens des récepteurs. Le proverbe véhicule des conseils de sagesse pratique et populaire qui sont difficilement contestables 152 , mais, comme le fait remarquer Puttenham, il est aussi l'instrument de la duplicité : le proverbe figure dans la liste qu'il établit des ornements du discours :

‘[...] occupied of purpofe to deceiue the eare and alfo the minde, drawing it from plainneffe and fimplicitie to a certaine doubleneff, whereby our talke is the more guilefull and abufing, [...] 153

Dans cet interlude , le jeu consiste à pervertir le proverbe, à montrer l'élément défectueux du langage proverbial et la façon dont la sagesse qu'il véhicule peut être usurpée par l'exploitation de sa duplicité . Le jeu installé par Nichol Newfangle est une parodie du monde judiciaire et ecclésiastique : il offre un reflet grinçant et une critique oblique des pratiques injustes et expéditives qui maintenaient le pouvoir en place, et par le scindement des groupes de personnages en deux pôles opposés, semble refléter la doctrine protestante de la prédestination selon laquelle Dieu a choisi de toute éternité ceux qu'il souhaite sauver. Nicholas Newfangle réitère à deux reprises la doctrine de la prédestination à Tom Tosspot, s'apprêtant à nous informer sur ses origines (ses "conditions" (v. 373)) :

‘’ ‘TOSSPOT
You know that Tom Tosspot men doo me call ?
NEWFANGLE
A knave thou hast alwaies been, and ever shall.
TOSSPOT
My conditions, I am sure, ye know as wel as I.
NEWFANGLE
A knave thou wast born, and so shalt thou dye.
(v. 371-374)’

Tom Tosspot semble pousser un cri de protestation contre un système qui ne permettait pas aux aliénés de la société (souvent les démunis de tout genre) de sortir de leur situation précaire :

‘But that you are a iudge, I would say unto you,
Knaves are Christen men, els you are a Jew.
(v. 375-376)’

Tenant à la fois de la pièce satirique et de la moralité édifiante, cet interlude semble être coloré aussi par la propagande réformiste. Le véritable enjeu s'impose à nous comme étant le salut accordé par la grâce de Dieu. La pièce nous montre que la prédestination est là pour rappeler que l'homme doit agir tout en se soumettant à Dieu ; Vertuous Living se montre obéissant et témoigne de sa foi par ses actes et sa conscience. Tout n'est pas joué d'avance nous apprennent les réformateurs : l'homme participe au salut à travers l'obéissance : qui obéit à Dieu développe action et conscience dans sa soumission à Dieu et manifeste sa fidélité à Dieu. Cette doctrine est explicitée par le groupe des Vertus dans la pièce :

‘VERTUOUS LIVING
God is gratious and full of great mercy
To such as in vertue set their whole delight,
Powring his benefites upon them aboundantly.
(v. 812-814)

GOD'S PROMISES
I am Gods Promise, which is a thing etern,
And nothing more surer than his promises may be,
A sure foundation to such as wil learn
Gods precepts to observe : then must they needs see
Honour in this world, and at last a crown of glorye ;
(v. 838-842)’

La chanson finale, venant en remplacement du sermon que l'on trouve à la fin de beaucoup de ces pièces édifiantes, reprend le sujet de la pièce "qui se ressemble s'assemble" et nous fait un rappel (dans une forme ludique qu'est la musique 154 ) de la leçon morale qui en découle. Comme le prologue l'annonçait, il s'agit d'instruire et de distraire : le jeu et le sérieux sont indissociables dans l'ensemble du théâtre Tudor :

‘THE PROLOGUE
And because divers men of divers mindes be,
Some doo matters of mirth and pastime require :
Other some are delighted with matters of gravitie.
To please all men is our authors cheef desire,
Wherfore mirth with mesure to sadnes is annexed,
Desiring that none heer at our matter wil be parplexed.
(v. 25-30)’

Dans la sphère du jeu , les lois et coutumes de la vie n'ont pas de valeur. Nous sommes et nous agissons autrement. Une telle abolition temporaire du monde réel est clairement visible dans la vie enfantine : les jeunes enfants relèvent l'attrait de leur jeu en lui donnant une aura de mystère, et en excluant ceux qui sont en dehors de leur cercle. L'abolition temporaire de la vie courante de la communauté apparaît clairement chez les adultes à l'occasion d'une période importante de jeux sacrés : tout ce qui est en rapport avec les saturnales ou les mœurs de carnaval, par exemple, en relève.

J. Huizinga définit globalement le jeu sous l'angle de la forme comme :

‘[...] une action libre, sentie comme “fictive ” et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel 155 .’

Cette description du principe ludique pourrait être celle du jeu théâtral avec sa fiction, son masque, sa scène délimitée et ses conventions. Ce principe ludique est présent d'ailleurs dans les scènes illustrées par les marginalia des manuscripts de textes sacrés et séculiers. Le mélange de registres exploité dans le ludique de ces marginalia est présent dans cette pièce comme élément structural et diégétique. Les marginalia avaient leurs espaces délimités, et par leur forme et contenu révèlent les mêmes caractéristiques qui se retrouvent dans le jeu. La pièce Like Will to Like est structurée sur des contrastes entre le groupe de malfaiteurs et le groupe de vertus. Il y a des épisodes cocasses dans lesquels le latin macaronique, le scatologique, les jurons (pour la plupart des références à la Crucifixion) se mêlent dans une fricassée qui traduit le renversement total de l'ordre des choses acceptables. Cette pièce est décousue. Il lui manque la structure de Mankind ou de Youth avec le parcours linéaire initiatique du protagoniste homo genum donnant forme aux épisodes alternés où figurent les personnifications des vertus et des vices. La technique des illustrateurs de textes sacrés qui avaient la liberté considérable de ridiculiser, renverser, inverser les images médiévales représentant les structures hiérarchisées mises en place, se dessine derrière l'agencement peu rigoureux de la pièce Like Will to Like. Chaque image avait son image inverse. Ce n'est peut-être pas suffisant de dire, vu cette multiplicité d'images subversives, que le langage et la perversité corporelle qui figurent dans les marginalia et dans le théâtre étaient des exempla négatives, du genre de celles employées par les sermonneurs pour réveiller un auditoire somnolent ! Le travestissement, la profanation et le sacrilège semblent être essentiels à la continuité du sacré dans la société. L'esprit ludique paraît indispensable aux sensibilités religieuses de ceux qui participent aux Mystères du XIVe siècle : en témoigne l'allégresse avec laquelle les tourmenteurs du Christ s'appliquent à le torturer, blaguant entre eux et se trouvant drôles. Le spectacle est présenté comme un jeu sérieux et sobre, comme en témoigne le ban précédant le cycle de Chester 156 :

‘You ffletchers, bowyers, Cowpers, stringers, and Iremongers,
see soberly ye make of Christes dolefull death,
his scourginge, his whippinge, his bloudeshett and passion
and all the paines he suffred till the last of his breath.
(The Chester Plays, v. 138-141)’

Comme le souligne V. A. Kolve 157 , la comédie n'est pas aux dépens des personnages sacrés. Au contraire, ils se détachent des personnages profanes et comiques par leur aura de dignité et par le pathos qu'ils inspirent. Ils se meuvent dans un monde mimétique qui englobe le comique, le violent, le fracassant, le grotesque : ce monde agit sur eux mais n'empiète point sur leur dignité.

Les dramaturges, comme les artistes, travaillaient sur commande et on ne leur demandait pas d'inventer des intrigues pour ces cycles. Les épisodes comiques semblent constituer des modèles à exploiter dans des situations diverses. Ces épisodes préfigurent souvent les épisodes graves et font partie intégrale de l'élément sérieux. Le rire disposait d’un statut respectueux au Moyen Age, en partie parce qu'il pouvait instruire, par le fait qu'il rendait la doctrine mémorable. Skelton décrit l’univers théâtral comme un jeu analogue au monde réel dans lequel les actions sont "eyrnest", c'est-à-dire analogue au quotidien :

‘Beholde howe Fortune on hym hath frounde.
For though we shewe you this in game and play,
Yet it proueth eyrnest, ye may se, euery day.
(Magnyfycence 158 , v. 1947-1949)’

La vérité est montrée "vnder pretence of play" (v. 2548).

Dans le cycle de Chester le personnage du Christ participe au jeu . Comme le fait remarquer Kolve 159 , Il est le jeu : par Son choix, et pour servir Son but le plus grand. Lorsque les disciples demandent si le garçon aveugle que le Christ guérit est né aveugle à cause de ses propres péchés ou à cause des péchés de ses parents, Jésus répond :

‘But for this cause specially,
to set forth gods great glory,
his power to shew manifestly,
this mans sight to reforme.
(The Chester Plays, v. 56-59)’

Les participants du sur-scène ne savent pas qu'ils jouent des rôles dans un jeu divin. Deux éléments se complètent dans ce théâtre providentiel : l'un gratuit et improvisé, l'autre préconçu et inéluctable. Ce dernier c’est le projet du Divin préfiguré par les prophètes, c’est le régisseur des affaires humaines qui assure que tout se passe comme prévu. Les variations sur le jeu comique englobées par ce jeu divin connu de tous les spectateurs permettent d'accéder à des perceptions ravivées à l'égard des épisodes de la Passion et de la Résurrection : le spectateur éprouve de la compassion pour le Christ et pour l'humanité déchue, tous deux partenaires dans une entreprise essentielle.

Notes
151.

Huizinga, Homo ludens, p. 83.

152.

Lucifer voit beaucoup d'utilité dans la citation de proverbes dans sa rhétorique équivoque: "Proverbs are useful to the Devil because they suggest a common sense sort of approach from which no one, however suspicious, could reasonably dissent." Voir Peter Happé, "The Devil in the Morality Plays : the Case of Wisdom", in Mélanges Lascombes : 'Divers toyes', p. 191.

153.

Puttenham, The Arte, chapitre VII, "Of Figures and figuratiue speeches", p. 166.

154.

Ayant presque toutes les caractéristiques formelles du jeu , la musique peut évidemment être incluse dans sa sphère : "[...]elle se déroule dans un cadre limité, est susceptible de répétition, consiste dans l'ordre, le rythme, l'alternance et enlève auditeurs et exécutants à la sphère "courante", dans un sentiment d'allégresse, qui donne même à la musique sombre un caractère de plaisir sublime." Voir Huizinga, Homo ludens. p. 79.

155.

Huizinga, Homo ludens, p. 35.

156.

The Chester Plays, ed. Hermann Deimling and J. Matthews, 1892, 1916, EETS, Extra Series LXII 1892, Kegan Paul, Trench, Trübner & Co.

157.

V.A. Kolve, The Play Called Corpus Christi, Stanford: Stanford University Press, 1966, p. 138.

158.

John Skelton, Magnyfycence, in Four Morality Plays, éd. Peter Happé, Harmondsworth: Penguin, 1979.

159.

Kolve, The Play, p. 199.