5. 2 Les discours hybrides

L'incohérence des marginalia est systématiquement installée à l'intérieur des textes sacrés, dans le but sans doute de contester ceux-ci. Il faut aussi envisager la possibilité que ce que nous percevons comme étant des codes culturels contradictoires ne sont pas autant polarisés au Moyen Age. La concoction d'hybrides, mélangeant différents registres et genres, semble avoir été une coutume verbale et visuelle pour l'élite — en témoigne la façon dont on rassemble les manuscrits : des contes moraux, vies de saints, fables, poèmes courtois, fabliaux grivois peuvent se côtoyer dans un seul recueil.

Lorsque le texte sacré n'est plus destiné à être lu à haute voix par les moines dans leur meditatio (où chaque mot est "mastiqué" par les moines et ensuite "digéré"), et devient ordinatio (référent qui met l'accent sur la mise en page et sur l'importance de l'écriture comme un système de signes visuels), et encore disputatio (un ensemble de signes pour la lecture silencieuse qu'il est possible d'annoter, de contester ou de juxtaposer), les illustrations ne se placent plus à l'intérieur du texte mais dans la marge. Elles deviennent des gloses (tongues) car elles commentent le sens du mot qu'elles accompagnent, et réinterprètent le texte supposé figé et univoque. Le singe qui peuple fréquemment les marginalia est toujours un signe qui dissimule quelque chose d'autre. Derrière lui, ou encore au-dessus de lui il y a le modèle qu'il est censé caricaturer. Soit le texte se trouve sur la même page, soit le modèle originel n'est pas représenté car il fait partie d'une convention répandue qui est soumise à la subversion. Nous nous accordons avec Michael Camille 160 , à qui ce paragraphe doit beaucoup, pour constater que les images subversives aident souvent à renforcer les modèles auxquels elles s'opposent. Les multiples discours hybrides qui constituent le tissu des épisodes comiques de la pièce Like Will to Like , en exploitant calembours et jurons, (comme "nails"," God's wounds" et d'autres références à la Crucifixion qui subvertissent tous des stéréotypes sacrés), et configurations eschatologiques ressemblent aux discours dont sont sémantiquement chargées les illustrations parodiques marginales. Ces images constituent des lieux de transformation, de paradoxe, de perversité ; mais ce sont aussi des espaces où les conflits psychologiques et sociaux peuvent se déployer, où les créateurs de ces images attirent l'attention à l'antithétique. L'art marginal (de manuscrits séculiers ou dévotionnels) a la fonction de gloser, de parodier, de rendre problématique l'autorité du mot écrit qu'il accompagne. Ce faisant, il fait apparaître la signification multiple du texte qui admet une prise de position envers le texte qui pourrait être à la fois une contestation et une suggestion de solution au problème posé.

Nous pouvons comparer la fonction de Nichol Newfangle et du groupe-vice qui le seconde à celle des marginalia : le jeu qu'ils ont en commun consiste à dévoiler la plurivocitéd'un signifiant. Cependant, de la même façon que les images des marginalia sont soutenues par l'hégémonie absolue du système qu'elles tentent de travestir, les singeries du groupe-vice, tout en subvertissant un système centripète, soutiennent néanmoins ce même système dans le partenariat du contrat théâtral conclu entre auteur et spectateur : didactisme et détente s'épaulent dans le jeu sérieux proposé.

Notes
160.

Michael Camille, Image, pp. 18-21.