5. 3 L'origine ludique de la comédie et de la tragédie

Il nous semble pertinent à ce stade de la discussion d'inclure en a parte une curiosité que souligne J.Huizinga 161 : les Grecs créateurs du drame sous la forme la plus achevée, n'ont pas désigné par le mot jeu la représentation théâtrale ni le drame proprement dit. Cependant l'origine ludique de la comédie et de la tragédie est constamment manifeste dans la société grecque. La comédie attique naît de l'extravagant kômos de la fête de Dionysos n'étant interprétée qu'ultérieurement comme un exercice littéraire conscient, gardant même à l'époque d'Aristophane diverses traces de son passé liturgique dionysiaque. Pendant le cortège du chœur nommé parabasis, le public est accablé de moqueries et de quolibets et les sujets visés sont montrés du doigt. La comédie ancienne dérivée des rites de fertilité en l'honneur de Dionysos, est une satire violente, politique, souvent grotesque et obscène. Le costume phallique des joueurs, les masques du chœur, notamment les masques d'animaux, constituent des usages millénaires : les Guêpes, les Oiseaux, les Grenouilles d'Aristophane consacrent une tradition de figuration sous la forme animale 162 .

Rappelons-nous que la tragédie , de même, à son origine, est un jeu sacré. Le mot "tragédie" est empruntée au latin tragoedia , lui-même pris au grec tragôdia, chanson du bouc. On l'a interprété comme :

‘celui qui chante et danse pour obtenir le prix du concours, qui aurait été un bouc, ou à cause du sacrifice d'un bouc : l'helléniste F. Robert part d'une analogie de destination entre le sacrifice du bouc de Délos et le sacrifice mis en scène dans la tragédie , tous deux chargés comme le pharmakos (pharmacie) de libérer la cité d'une souillure 163 .’

Tragédie et comédie se trouvent toutes les deux dans la sphère de la compétition, que nous pouvons intituler jeu . Les poètes rivaux créent leurs œuvres à l'occasion du concours de Dionysos . La teneur du drame même, notamment de la comédie, est de caractère agonal : un combat y est livré, ou bien un individu ou un point de vue s'y trouvent attaqués 164 . L'atmosphère du drame est empreinte de l'extase dionysiaque, de l'ivresse solennelle, de la passion dithyrambique. La distinction entre le sérieux et le non-sérieux s'efface. Le vrai poète, suivant la définition que prête Platon à Socrate , doit être tout ensemble tragique et comique, toute la vie humaine 165 doit être considérée à la fois comme une tragédie et une comédie :

‘[...]Socrate les (Agathon et Aristophane ) avait amenés à reconnaître qu'il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie , et que, quand on est poète tragique par art, on est aussi poète comique 166
Notes
161.

Huizinga, Homo ludens, p. 37.

162.

Il est intéressant de remarquer que le costume du Vice garde des vestiges de cette figuration : un certain nombre de détails sont comparables à celui du Fool ou du Capitaine des danseurs de Morisque. Ces personnages ont par exemple en commun le port d'une queue d'animal attachée au chapeau ou à une extrémité d'un petit bâton, la marotte du "fou", qui est terminé à l'autre bout par une vessie gonflée. Le costume du Vice est bigarré, comme celui du fou de cour et du "fou", chef de la bande des danseurs de morisque. Voir l'article de Francis Hugh Mares, "The Origin of the figure called the "Vice" in Tudor Drama", The Huntingdon Library Quarterly, Nov. 1958, vol. XXII no. 1, pp. 11-29. Mares se réfère à son costume comme étant "a crude version of the variegated dress of the professional Fool of Tudor times, with animal relics in the place of the stylized cockscomb and the long ears on the head" (p. 28).

163.

Dictionnaire historique de la langue française, Paris: Dictionnaires le Robert, 1995.

164.

Aristophane , par exemple, exerce sa verve contre Socrate dans Les Nuées (423 av. J.-C.) le présentant comme un sophiste et un physicien niant l'existence des dieux.

165.

Comme nous le fait remarquer Walter Benjamin , la mort de Socrate ne ressemble que superficiellement à une fin tragique : elle correspond à une expiationordonnée par une loi ancienne, une mort sacrificielle qui contribue à l'instauration d'une nouvelle communauté. Socrate, comme le Christ, meurt volontairement et sa mort est plutôt celle du martyr que celle de la victime du tragique de la condition humaine. A l'inverse du héros tragique qui s'enveloppe d'un mutisme révélateur de son incompréhension, Socrate converse longuement et avec lucidité sur l'immortalité de l'être : voir Walter Benjamin , The Origin, pp. 113-114. Les derniers moments de Socrate sont racontés dans le dialogue du Phédon.

166.

Platon , Le banquet, (223 d), traduit par Emile Chambry, Paris: Flammarion, 1992, p. 96.