5. 6 Le Vice comme acteur

La métaphore du theatrum mundi est très ancienne, étant associée surtout à la littérature non-dramatique. Ann Righter maintient que c'est au XVIe siècle, lorsque le théâtre devient davantage sécularisé que l'idée de la pièce comme illusion, que l'image du monde comme scène de théâtre entre dans le théâtre anglais. Elle affirme d'autre part que c'est le Vice qui établit la connexion ancienne entre l'acteur et l'imposteur : le Vice a les caractéristiques de l'hypocrite 170 , comme l'acteur :

‘As counterfeits, deep dissimulators, they persuaded honest men of things which were not so and, to aid them in their task, assumed names and costumes not of their own 171 .’

L'analogie entre le Vice et l'acteur émane du Psychomachia de Prudence : pendant le combat qui est engagé entre les vices et les vertus, Avarice décide de gagner la bataille par la ruse, plutôt que par les moyens chevaleresques plus honorables. Elle change son nom en Thrift et se déguise en mante blanche pour voiler son allure de Méduse, et trompe finalement ses adversaires crédules. Les exemples de Vices qui se déclarent être des acteurs en train de monter des saynètes ou des jeux abondent. Dans le cas de Respublica nous assistons à une véritable répétition : afin de bien simuler leurs identités feintes, le groupe-vices doit apprendre à prononcer ses nouveaux noms. Le seul moyen d'y parvenir est par l'astuce du solfège qui se prête bien à l'apprentissage du mot reformation si rebelle à la langue d'Adulacion, qui, avec beaucoup de clins d’œil aux spectateurs confond allègrement "Dyffamacion" et "Defformacion" avec "Reformation"

‘AVARYCE
And what callest thowe hym here ?
ADULACION
Dyffamacion.
AVARYCE
I tolde the, he shoulde be called Reformacion.
ADULACION
Veraye well.
AVARYCE
What ys he nowe ?
ADULACION
Deformacion
AVARYCE
Was ever like asse borne in all nacions ?
ADULACION
A pestell on hym, he comes of the Acyons.
AVARYCE
Come on, ye shall learne to solfe : Reformacion !
Sing on nowe : Re.
ADULACION
Re.
AVARYCE
Refor.
ADULACION
Reformacion.

(Respublica , I. iv. v. 64-69)’

La musique est employée par Avaryce pour dompter le récalcitrant Adulacion : ce premier nous rappelle alors les exploits d'Orphée , qui charmait mêmes les pierres avec sa lyre : Avaryce figure ici comme une sorte d'anti-Orphée, ou d’antéchrist, qui s'emploie à emmener les âmes égarées à leur perdition.

Une constellation d'images ayant trait au théâtre et à la notion play s'associe naturellement au Vice dont le rôle de l'intrigant solitaire et intelligent s'étoffe parallèlement à la panoplie d'artifices dont dispose la dissimulation. Dans The Play of Love (John Heywood , 1533), "the vyse nother louer nor beloued" déclare qu'il s'est bien amusé à feindre l'amour pour une femme dont il savait que les sentiments étaient faux :

‘When thou laughedest dissymulying a wepyng harte
Then I with wepynge eyes played euen the lyke parte.
(The Play of Love, 172 v. 649-50)’

Cacurgus, le Vice ambidextre de Misogonus (1570), pièce fortement marquée par l'influence du modèle latin, se montre très conscient des deux rôles distincts que l'auteur de la pièce lui confie, l'intrigant rusé et le fou naturel Will Summer :

CACURGUS
Now will I goe play will sommer agayne
And seme as verie a gose as I was before.

(Misogonus 173 , v. 79-80)

Notes
170.

Le dictionnaire Le Robert Dictionnaire historique de la langue française définit le mot hypocrite, emprunté du grec hypokritês comme"'celui qui interprète (un songe, une vision)'", puis 'acteur' et, tardivement 'fourbe', issu du verbe hupokrinesthai". Le sens de ce dernier verbe grec est explicité dans la définition du mot hypocrisie : "[...] hupokrinesthai 'répondre', 'jouer un rôle' et 'mimer, feindre'. Le jeu de ressemblance de l'acteur, du mime, est dénommé d'après la caractérisation imparfaite de l'objet imité."

171.

Righter, Shakespeare and the Idea, p. 63.

172.

John Heywood , The Play of Love, dans Richard Axton et Peter Happé, éds. The Plays of John Heywood, Cambridge: D. S. Brewer, 1991.

173.

Anthony Rudd, Misogonus , éd. Lester E. Barber, New York and London: Garland Publishing Inc., 1979.