5. 7 Le jeu entre la scène et la salle

Le théâtre a partie liée avec le jeu dans ses principes et règles sinon dans ses formes. La question du jeu peut être posée en termes de sincérité/hypocrisie du comédien ainsi qu'en termes de complicité avec le public : la pièce n'a de chance de réussir que si le spectateur joue le jeu d'accepter le système codifié de comportements et d'actions passant pour vraisemblables, réalistes ou artificielles et théâtralisées. Une sorte de compétition existe entre la scène et la salle : il s'agit pour cette première, dans la plupart des cas, d'obtenir l'adhésion de la salle, de faire en sorte que le regard public fasse de la scène un univers autonome 174 .

L'expression "to play the part" et ses variations ("to play the orator", par exemple) étaient très en vogue chez les Elisabéthains, étant d'usage courant pour désigner une attitude ou une fonction. Shakespeare , cependant, emploie ces expressions pour renvoyer explicitement à la notion de duplicité inhérente dans le rôle de l'acteur, connotation à laquelle les personnages Vice ont beaucoup contribué. Pour Anne Ubersfeld l'acteur "est aussi loin que l'atome d'être un signe simple, un, indivisible : il est un tissu de signes : un 'texte'" 175 . Un arrêt sur le concept "texte" et son association à l'acteur s'impose ici. Visitons de nouveau le mot grec hypokritês et sa désignation originelle. Des recherches récentes menées par Jesper Svenbro 176 ont mis en lumière la nature ambiguë du verbe hupokrinesthai dont ce mot est issu. Selon George Thomson, auquel J. Svenbro fait référence, ce verbe revêt deux sens distincts dans les poèmes homériques : "répondre" et "interpréter" (un présage ou un songe). Thomson trouve l'explication de cette double signification dans un passage du Timée où il est dit que "les prophêtai sont bien des hupokritai de paroles et de signes énigmatiques, mais qu'ils ne sont nullement des mantai (des devins proférant leurs paroles en extase). Il arrive à la conclusion suivante : hupokritês désigne à l'origine un personnage à qui des questions sont posées concernant ‘"des paroles et des signes énigmatiques",’ et l'interprétation qui en est faite constitue la réponse sollicitée. J. Svenbro précise que plus tard, lorsque les "réponses-interprétations" sont proférées sans que les spectateurs-auditeurs les demandent, l'hupokritês est en voie de devenir acteur : ‘"La séparation entre l'espace scénique (désormais autonome) et les spectateurs (désormais passifs) s'est installée’" 177 . La recherche de J. Svenbro sur l'invention de la lecture silencieuse démontre que l'écriture visait la production d'une voix, non pas sa représentation. Il arrive à la conclusion qui suit :

‘Pour le poète dramatique, l'acteur reçoit une inscription [...] L'intérieur de l'acteur est un espace scriptural. Ce qui veut dire que le texte dramatique est "inscrit" dans l'esprit de celui qui le dit sur scène 178 .’

Shakespeare écrit dans la mémoire de ses acteurs. Ce passage de Hamlet illustre notre propos :

‘HAMLET
My tables. Meet it is I set it down
That one may smile, and smile, and be a villain
(Hamlet , 1. 5. 107-108)’

Harold Jenkins fait un rapprochement dans l'édition Arden de 1982 179 avec l'emblème de Whitney qui est centré sur l'hypocrite ("saints in show, with Judas hearts") et qui recommande de contrôler la correspondance exacte entre les actions et les dires d'un homme en les inscrivant sur une tablette 180 . Remarquons que le ‘"I can smile, and murder whiles I smile’" de Richard III (3 Henry VI, 3.2.182) établit la même analogie entre l'acteur et l'hypocrite. De fil en aiguille nous remontons aux origines de l'association entre l'acteur et l'hypocrite. Roland Barthes nous apporte quelques éclaircissements là-dessus aussi. S'appuyant sur les recherches de J.P. Vernant, il met en lumière la nature ambiguë de la tragédie grecque :

‘[...] le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le "tragique"); il y a cependant quelqu'un qui entend chaque mot dans sa duplicité , et entend de plus, si l'on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu'un est précisément le lecteur (ou ici l'auditeur). Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture : un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie , en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, [...] toutes les citations dont est faite une écriture ; [...]Le lecteur, la critique classique ne s'en est jamais occupée ; pour elle, il n'y a pas d'autre homme dans la littérature que celui qui écrit. [...] il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. 181

Le Vice profère bien des réponses-interprétations. Ce faisant il répond aux questions qu'il anticipe de la part des spectateurs-auditeurs. Ses énoncés sont construits sur le fond aperceptif de son interlocuteur dans la salle. Une illustration extraite de Like Will to Like est représentative de nombreux épisodes similaires qui émaillent le théâtre du Vice : Nichol Newfangle laisse partir ses semblables, Haunce, Tom Tosspot et Phillip Fleming avant de s'adresser directement à la salle dont il anticipe l'intérêt qui s’amenuise :

‘Wel doon, gentle Ione, why begin you to mone ?
Though they be gone, I am in place.
And now I wil daunce, now wil I praunce,
For why I have none other work :
(Like Will to Like , v. 570-573)’

L'aire du jeu dans le théâtre du Vice n'est pas encore séparée de l'espace occupé par le spectateur. La séparation s'effectue à partir de la construction des théâtres publics. Certains dramaturges perçoivent l'utilité d'un personnage médiateur de la trempe du personnage-Vice car le texte qu'il vocifère peut générer un véritable dialogue entre l'auteur et le spectateur/auditeur. Le "dialogisme " que M. Bakhtine découvre dans les œuvres de Dostoïevski est présent non seulement dans le texte dramatique, mais également dans les signes extratextuels, ce que l'on peut appeler le langage théâtral du spectacle Tudor.

A l'unicité du sujet parlant est opposé le concept de polyphonie : l'énoncé signale dans son énonciation la superposition de plusieurs voix. La plurivocité du mot est au cœur du concept de dialogisme qui entretient une relation naturelle avec le concept d'intertextualité. Nous suggérons que "l'espace scriptural" dont parle J. Svenbro devient "espace scriptural intertextuel" au fil des siècles avec l'acteur qui reçoit l'inscription du rôle du Vice dans les interludes et davantage avec l'acteur investi d'un texte de William Shakespeare. Shakespeare a cette conscience et cette expérience de la plurivocitédu langage maintes fois exposée dans les écrits de M. Bakhtine .

Notes
174.

Ceci n'est pas le cas du théâtre épique brechtien qui, lui, "ambitionne de porter la contradiction de la scène à la salle, visant ainsi la division du public sur les solutions narratives et politiques". Citation empruntée à Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris : Dunod, 1996, p. 184.

175.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II. L'école du spectateur, Paris: Belin, 1996, p.7.

176.

Notre texte concernant ces recherches reprend certains éléments de la communication donnée par Jesper Svenbro au congrès annuel de la Société Française Shakespeare de 1996. Consulter : "Le théâtre et l'invention de la lecture silencieuse en Grèce ancienne,"Variations sur la lettre, le mètre et la mesure Shakespeare", textes présentés par Dominique Goy-Blanquet, directeur de la publication : Richard Marienstras, Amiens : Collection Sterne, CRDP de l'Académie d'Amiens, 1996, pp. 177-184.

177.

Svenbro, "Le théâtre", p. 180.

178.

Ibid., p. 184.

179.

William Shakespeare, Hamlet , éd. Harold Jenkins, The Arden Shakespeare, London: Methuen, 1982, p. 222, note 107.

180.

Une reproduction de cet emblème, Frontis nulla fides, figure en annexe de ce travail. Tirée de Geffrey Whitney, A Choice of Emblemes and Other Devises, (Leyden 1586) : Bodleian Library, Douce W. Subt. 23 p. 100-101. Voir Annexe 8.

181.

Roland Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, "La mort de l'auteur", Paris: Editions du Seuil, 1984, p. 69.