Conclusion

La connotation de duplicité inhérente au rôle de l'acteur (et particulièrement au rôle du Vice) permet à un dramaturge comme Shakespeare de jouer avec la complicité de la salle. A l'aide du palimpseste qui inscrit sur le corps de l'acteur, par couches successives, les conventions théâtrales des époques antérieures, il peut générer un tissu de signes qui rend possible l’exploitation des structures dialogiques du langage. Ainsi, le didactisme ouvert se voile et permet au poète dramaturge de masquer sa prise de position ; la voix "officielle" vocifère les attitudes acceptables à adopter par l’intermédiaire (souvent obliquement) du personnage médiateur (souvent protée) jouant son rôle d'index allégorique (ou tout simplement d'hypokritês) officieusement cautionné par la censure.

Shakespeare ordonne magistralement un ensemble disparate en un système original orchestré par des thèmes intentionnels qui sont suffisamment dialogiques pour ne pas lui attirer les ennuis engendrés par un satirique trop acerbe, et pourtant suffisamment impressionnistes pour évoquer par petites touches suggestives une vision différente des préoccupations de l'époque, suffisamment ludiques pour créer des formes de représentation théâtrale vibrantes d'ingéniosité.

La stratification professionnelle du langage joue son rôle dans l'orchestration de cette vision : le langage de l'avocat, du médecin, du commerçant, de l'homme politique contribuent par leurs contextes d'appartenance à l'extraordinaire coexistence des contradictions socio-économiques entre présent et passé, entre différentes époques du temps présent, entre courants, écoles, et cercles qui constituent le message composite des acteurs imprégnés du dialogisme des textes de Shakespeare.

Un deuxième arrêt sur le concept "texte" s'impose ici pour éclairer notre propos. Pour Roland Barthes,

‘[...] un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait "le message" de l'Auteur-Dieu], mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. [...] la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l'écriture), en refusant d'assigner au texte (et au monde comme texte) un "secret", c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi 182 .’

L'espace verbal est chronotopique : un jeu évaluatif peut se fonder sur le degré de détermination sociodiscursive sur le discours du locuteur. Les traces de ce jeu évaluatif apparaissent dans les prologues, anatomies et critiques qui étaient échangés entre détracteurs et apologistes du théâtre. Les contrats passés directement avec le spectateur témoignent du souci de l'auteur non seulement de plaire, mais aussi de ne pas outrepasser le seuil délimitant la liberté d'expression. La duplicité inhérente au rôle de l'acteur permet au poète de jongler avec cette liberté restreinte et par touches suggestives d'imprimer une vision différente du monde sur l'imaginaire du récepteur, une vision qui n'est plus en noir et blanc, mais en demi teintes.

Ces "contrats" témoignent des énoncés doxiques mais aussi du désir croissant des écrivains et dramaturges d'usurper la parole officielle et, pour emprunter une expression à Louis Lecoq, de remplir la fonction d'un "sermonnaire laïc" afin d'exposer leurs idées propres sur la morale et la bonne conduite, d'imiter la franchise (acerbe certes) de Juvenal, moins mièvre que celle d'Horace plus tolérant et mitigé. Comme le précise L. Lecoq 183 , les satiriques revendiquent, consciemment ou non, un privilège exorbitant, que l'Eglise ne peut pas leur accorder étant officiellement la seule à détenir le droit de corriger les mœurs. Dès que le mot I commence à remplacer le mot God dans les dénonciations un conflit s'installe, malgré l'audace modérée du contenu de la satire religieuse ou sociale de l'époque.

Nous proposons d'étudier dans un prochain chapitre certains des échanges entre dramaturges, détracteurs et spectateurs afin de situer le dramaturge par rapport aux canons officiels de l'esthétique littéraire et de la liberté d'expression et par rapport à son auditoire qui le faisait vivre à partir du moment où le théâtre anglais devient une affaire de commerce lui aussi. Le théâtre "providentiel" s'inscrit dans une ère nouvelle qui transforme la signification du mot "providence" pour l'allier à la notion de prévoyance en matière de gestion des ressources matérielles.

Nous focaliserons notre attention dans l’immédiat sur l’un des "super-Vices" de Shakespeare, Richard Gloucester, prince usurpateur qui se hisse au rang de monarque par le biais d’intrigues dignes d’un Machiavel .

Notes
182.

Barthes, Le bruissement, La mort de l'auteur, p. 67.

183.

Louis Lecoq, La satire en Angleterre de 1588 à 1603, Paris: Didier, 1969, pp. 108-109.