1. 1 Richard III , héros tragique ?

La pièce Richard III 184 appartient aux chroniques historiques de Shakespeare . Soumettons d'abord que le dramaturge élisabéthain est peintre de l'histoire : son souci n'est pas de donner une représentation historiquement exacte des événements mais de tendre un miroir supposé d'un temps historique, l'histoire étant, selon la description de Norton,

‘[...] a glass wherein each man may see things past, and thereby judge justly of things present, and wisely of things to come 185 .’

Une telle vision de l'histoire est soustraite au niveau syntagmatique et au niveau paradigmatique : ce dernier englobe une conception ancienne de l'histoire comme trésor d'exemples ou répertoire de topoi , de lieux communs dont la valeur a la permanence de la nature humaine ; le niveau syntagmatique comprend une histoire orientée, dotée d'un sens, que ce dernier dépende de la confiance chrétienne en un salut historique, ou, plus tard, de l'idéologie profane du progrès historique. Le règne de Richard III (1483-1485), malgré sa proximité dans le temps, est déjà oblitéré dans sa vérité originelle quand il atteint Shakespeare : d'une part par la manipulation que Thomas More fit subir à cette "histoire" dans The History of King Richard the Third (c.1513), puis plus généralement par l'attitude complexe des historiographes et des historiens contemporains devant l'événement historique en tant qu'histoire et en tant que déroulement historique, attitude d'ordre syntagmatique et paradigmatique. La proximité des sources contraint Shakespeare à faire de Richard ce roi monstrueux qui s'inscrit dans une vision providentielle, et le contexte de conception providentielle de l'Histoire cautionne l'allégorisme plus théologique 186 que politique de tout le "bestiaire " infernal par lequel Shakespeare associe la "bestialité" de Richard au blasphème satanique :

‘QUEEN MARGARET:
From forth the kennel of thy womb hath crept
A hell-hound that doth hunt us all to death :
That dog that had his teeth before his eyes,
To worry lambs and lap their gentle blood ;
That foul defacer of God's handiwork,
That reigns in gallèd eyes of weeping souls ;
(Richard III , 4. 4. 47-52)’

Certes Richard III s'inscrit parmi les tragédies shakespeariennes : mais, à travers le dépouillement du personnage Vice , que maints critiques ont décelé dans la composition de Richard III, nous appréhendons le bien-fondé du postulat de Glynne Wickham cité préalablement dans ce travail concernant la tragi-comédie comme la racine des genres séparés que devinrent la tragédie et la comédie . La doctrine chrétienne rejette le dualisme et conçoit le divin comme une entité exclusivement juste. Pour cette raison la notion de tragédie véritablement chrétienne est difficile à envisager. Michael Grant 187 souligne cette contradiction lorsqu'il fait ressortir le contraste qui existe entre les fautes commises par les individus dans le drame antique et la faute d'homo genum liée à la doctrine biblique de la Chute selon laquelle :

‘[...] all men become leprous and unclean until Jesus Christ redeems them. For Christians see evil as the harbinger of blessing, as something which always permits of reconciliation and atonement, a relief from what Dostoevsky saw as our complete and terrifying freedom : "O happy fault that has won for us so loving, so mighty a Redeemer." 188

Dans le cas de Richard III , l'ambition peut être posée comme le thème central qui organise la structure dramatique, et cette ambition motive le double mouvement dramatique : mouvement ascensionnel, par l'effet d'une hubris, image d'un désir démesuré de puissance, puis chute, par l'effet de Némésis , reflet de cette justice immanente providentielle. Dans les œuvres dramatiques du début de la période que nous nous efforçons d'étudier c'est l'ambition luciférienne de la tradition chrétienne que l'on retrouve mise en scène le plus fréquemment. Dans la version tragique de l'idéologie élisabéthaine la tradition antique, remodelée par les interprétations humanistes, s'associe à la tradition chrétienne : cette version est appuyée par une théorie des passions dominée par la pensée stoïcienne qui considérait l'ambition, passion excessive individuelle, capable de mettre en péril l'ordre infaillible du cosmos. Dans les deux traditions il s'agissait de rejeter, au nom de principes moraux, l'ambition individuelle. Dans les deux cas l'individu, doté du libre arbitre, était condamné à en payer le prix.

On peut se demander dans quelle mesure Richard III est un héros tragique . Il s'agit tout d'abord de clarifier la notion de "héros tragique". Selon Aristote le héros tragique doit subir une chute provoquée par une erreur de jugement de sa part (harmartia ) ce qui ouvre la brèche à la catastrophe. D'autre part, ce héros tragique ne doit pas être ni entièrement bon, ni totalement dépravé :

‘ Reste par conséquent le héros qui occupe une situation intermédiaire entre celles-là. C'est le cas de l'homme qui sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non à raison de sa méchanceté et de sa perversité mais à la suite de l'une ou l'autre erreur qu'il a commise, et qui est de ceux qui sont situés dans un haut degré de renommée et de prospérité, comme, par exemple, Œdipe, Thyeste et les membres fameux de pareilles familles. [...] et il doit y avoir revirement non du malheur au bonheur mais au contraire du bonheur au malheur, ce revirement survenant non à cause de la perversité mais à cause d'une erreur grave d'un héros ou tel que je viens de dire ou meilleur plutôt que pire 189 .’

Shakespeare , en adoptant pour Richard III les conventions du théâtre du Vice, et en prenant un scélérat confirmé de lignée princière pour héros tragique , nous lègue une conception de la tragédie qui va à l'encontre des théories d'Aristote ; théories largement ignorées par la plupart des dramaturges Tudor, ou seulement connues à travers les interprétations qu'en firent les théoriciens italiens 190 . Le concept aristotélicien, remodelé en partie par Castelvetro parmi d'autres, qui requiert un protagoniste ni entièrement bon ni totalement dépravé, une erreur de jugement de sa part (hamartia ), des retournements imprévus (peripeteia ), un effet cathartique (catharsis) et le respect des trois unités n'existe guère en dehors des universités dans le théâtre élisabéthain. Ce qui existe en revanche, c'est le spectacle de gens vertueux entraînés à leur perte par la méchanceté d'antagonistes malicieux et le spectacle d'autres formes diverses de dépravation ou de bonté humaine : les dénouements et circonstances fortuits ne sont pas les seuls régisseurs de ce théâtre. Un monde autonome est représenté dans lequel l'attention est focalisée sur la valeur morale de l'homme et sur sa lutte contre la fatalité. L'homme, comme le souligne Pico della Mirandola 191 , peut se baisser jusqu'au niveau des bêtes ou se hisser jusqu'à la sphère des anges. C'est ce monde que Shakespeare soumet à notre estimation en qualité de membres d'une communauté chrétienne. C'est la vision du monde des humanistes qui rend l'homme directement responsable de son salut ou de sa damnation. La notion d'un plan divin organisant les accidents fortuits régissant les affaires humaines n'apparaît pas ; l'homme se doit de poursuivre le chemin de la justice et de la bienfaisance, et de se réjouir de savoir que Dieu surveille tout ce qui se passe et ne manquera pas de récompenser chacun pour ses souffrances dans un ailleurs futur. Selon Rocco Montana c'est l'analyse de Manzoni qui nous permet d'avoir la meilleure compréhension de la nature chrétienne de la tragédie telle que des humanistes comme Shakespeare la concevaient. Bien que longue, cette citation mérite son insertion dans ce travail car elle met l'accent sur la transition qui s'effectue à partir du moment où les dramaturges se détournent des pièces de la famille des "moralités" pour contempler l'histoire :

‘It is in the pure realm of a disinterested contemplation, and at the sight of the purposeless sufferings and vain pleasures of men that one is more profoundly seized by terror and pity for himself... It is from history that the poet draws forth, without any forcing, sentiments of humanity : they are always the noblest and those we most need. It is through the vision of the passions which have tormented man that the poet can make us apprehend that common fund of misery and weakness which may lead us to feelings of indulgence made up not of laxity or contempt, but of understanding and love. By having us witness events in which we are not involved as agents, in which we are only spectators, he can help us to acquire the habit of fixing our mind on those calm and grand thoughts which are obliterated and vanish under the pressures of daily realities of understanding and love. By having us witness events in which we are not involved as agents, in which we are only spectators, he can help us to acquire the habit of fixing our mind on those calm and grand thoughts which are obliterated and vanish under the pressures of daily realities of our life and which when thoughtfully cultivated and kept present can surely strengthen our wisdom and our dignity 192 .’

R. Montano attribue à Shakespeare une forme de tragédie qu'il appelle "humanistic Christian tragedy " dans laquelle le regnum hominis est le lieu de bataille où l'âme est conquis ou perdu :

‘[...]the spectacle of man's misery and greatness, of the often calamitous turns of fortune, and the consideration of good and depraved deeds, are the aptest means to arouse appreciation for what is noble and worthy, and to create feelings of submission to the unknown will of God 193 . ’

Lorsque Shakespeare écrivit cette tragédie , Richard III était assimilé à un scélérat. Shakespeare reproduit, pour la scène, la vision populaire en exploitant les conventions associées au Vice, devenu au fil des années le vilain manipulateur flanqué de subalternes complices (à qui est souvent transféré l'aspect bouffon du rôle 194 ) et exerçant ses talents sur des dupes crédules. Richard se présente lui-même comme une espèce de monstre. Son corps déformé reflète la laideur de son âme, complaisamment exhibée. Mais au fil du drame on voit se dessiner un monde de complots politiques sanguinaires et défiler les personnages adultes de la pièce qui ont tous commis ou exploité un meurtre si ce n'est plus. La Guerre des Deux-Roses prend l'allure d'un système de rivalité et de vengeance politiques où les participants sont tour à tour tyran et victime. Richard est le dernier anneau de cette spirale endiablée et tue le plus de monde. Cependant, la logique du handy-dandy semble fonctionner lorsque Shakespeare a recours à la malédiction : chaque personnage passe son temps à maudire tous les autres de façon si massive que les victimes et les coupables deviennent indissociables ! L'impression globale frise le comique, selon l'état d'esprit du spectateur. La convergence de toutes les malédictions sur Richard entraîne sa déconfiture finale, qui en même temps débouche sur une fin heureuse pour le royaume dépeint : le retour de la paix et un projet de mariage prometteur d'un avenir glorieux et stable pour l'Angleterre. Cette chronique est enchâssée par un cadre providentiel : après l'hiver d'une guerre civile le nouveau régime s'installe comme le printemps du renouveau.

Le tragique de l'histoire est conçu dans les chroniques historiques de Shakespeare comme un grand mécanisme qui ne fait que répéter ses chapitres successifs fondés sur la même image : la roue de la Fortune qui entraîne dans ses révolutions inexorables les occupants de la place la plus élevée vers la place la plus basse. C'est ce mécanisme auquel fait allusion la reine Margaret sortie de sa cachette pour participer aux lamentations de la duchesse de York et de la reine Elisabeth dans l'acte 4 de Richard III :

‘QUEEN MARGARET
I called thee then, poor shadow, 'painted queen'–
The presentation of but what I was,
The flattering index of a direful pageant,
One heaved a-high to be hurled down below,
(Richard III , 4. 4. 83-86)’

L'histoire dans les chroniques shakespeariennes est analogue à un grand escalier que monte sans trêve un cortège de rois. Chaque marche gravie est marquée de meurtre, de parjure, ou de trahison ; paradoxalement, la dernière marche conduit au sommet qui ouvre sur l'abîme.

Bien que le portrait de Richard fait de lui "l'actualisation d'un destin, dynastique ou personnel" 195 , la duplicité du langage laisse croire jusqu'à un certain point qu'il agit librement. "Sent before [his] time" (1. 1. 20) Richard tient de sa naissance à contretemps une difformité physique qui le prédétermine à la monstruosité criminelle historique et métaphysique. Il est conscient de sa difformité et du rôle qu'il est destiné à assumer — ‘"I am determinèd to prove a villain"’ (1. 1. 30). Cependant dans le jeu et l'ironie du langage à double sens Richard domine le jeu dramatique :

‘Thus, like the formal Vice, Iniquity,
I moralize two meanings in one word.
(Richard III , 3. 1. 82-83)’

Comme l'a souligné Gisèle Venet :

‘Richard découvre et 'agit' sa liberté, mais aussi, finalement, ne fait peut-être que 'mimer' la liberté. [...] ce produit d'une 'dissembling nature' aboutit à la 'production' au sens théâtral du 'dissembler', de l'acteur. 196

La métaphore du theatrum mundi est omniprésente dans la pièce, et c'est la connexion ancienne établie entre l'acteur et l'imposteur qui passe par la connotation de dissimulation associée aux deux vocables qui scelle le pacte entre la scène et la salle : l'allusion au Vice dans cet aparté agit comme un levier de la mémoire collective sans pour autant briser l'illusion créée par le spectacle ; elle relève en quelque sorte de l'ésotérisme car Iniquity,outre le fait que le nom fait référence explicite à la somme des péchés officiels, était un personnage connu de ceux qui fréquentaient le théâtre, ce monde fictif qui produit un effet de réel grâce à la reconnaissance psychologique et idéologique par le spectateur de phénomènes qui lui sont déjà familiers. Le "maître de cérémonie" du "théâtre du Vice" , d'origine populaire, fusionne ici avec le protagoniste d'une tragédie sénéquienne qui se confie au spectateur par le biais d'une allusion dotée de l'autorité d'une citation qui fait l'écho des paroles de personnages Vice de pièces antécédentes, et ceci dans le but d'orienter la réponse du spectateur. Richard endosse ainsi tout le poids d'un passé dramaturgique remontant jusqu'au drame sous forme de psychomachia et son allusion a l'autorité d'un aphorisme qui, malgré sa brièveté, lui confère une épaisseur plurivalente.

Notes
184.

Les références aux pièces de Shakespeare ont été empruntées à l'édition en un volume du Norton Shakespeare, éd. Stephen Greenblatt, New York: W. W. Norton & Company, Inc., 1997.

185.

Cité par J.B. Black, The Oxford History of England, Oxford: Clarendon, 1957, vol. VII, The Reign of Elizabeth, p. 285.

186.

E. M. W. Tillyard, Shakespeare 's History Plays, London: Penguin Books, 1962, p. 9 : "History in fact grows quite naturally out of theology and is never separated from it."

187.

Michael Grant, Myths of the Greeks and Romans, New York: Signet, 1962, pp. 199-200.

188.

Ibid., p. 200.

189.

Aristote , Poétique, chapitre 13, traduit par J. Hardy, Paris: "Les Belles Lettres", 1985, p. 47.

190.

Nous pensons ici surtout à Sir Philip Sidney dont The Defence of Poesy (1579-80) est partiellement inspiré de commentaires italiens sur la Poétique d'Aristote . Sidney ne fit pas beaucoup de cas de la notion de catharsis, qui est au cœur de la littérature fondée sur l'aristotélisme, et sa conception du drame tragique en tant que moralité à la fin de laquelle le vilain est nécessairement puni ne correspond pas aux spéculations des italiens ni aux pratiques du théâtre élisabéthain de son époque.

191.

Dans son traité On the Dignity of Man Pico met les paroles suivantes dans la bouche de Dieu qui s'adresse à Sa créature : "The nature of all other things is limited and constrained within the bounds of laws prescribed by me : thou, coerced by no necessity, shalt ordain for thyself the limits of thy nature, in accordance with thy own free will, in whose hands I have placed thee. I have set thee at the world's centre, and thou mayest from thence observe more easily what is in the world. I have made thee neither of heaven nor of earth, neither mortal nor immortal, so that thou mayest with greater freedom of choice and with more honour, as though the maker and moulder of thyself, fashion thyself in whatsoever form thou shalt prefer. Thou shalt have the power to degenerate into the lower forms of life, which are animal ; thou shalt have the power, out of thy soul's judgement, to be reborn into the higher forms of life, which are divine." Cité par Muriel C. Bradbrook, Shakespeare and Elizabethan Poetry: a Study of his Earlier Work in Relation to the Poetry of the Time, Harmondsworth: Penguin Books Ltd, 1951, p. 17.

192.

Rocco Montano, Shakespeare 's Concept of Tragedy. The Bard as Anti-Elizabethan, Chicago: Gateway Editions, 1985, pp.138-139. La référence donnée pour cette citation est : A. Manzoni, Lettre à M. Chauvet, in Tutte le opere, éd. Bruno Cagli, Rome: Avanzini e Torraca, 1965, p. 1066.

193.

Montano, Shakespeare 's Concept, p. 182.

194.

Spivack , The Allegory, p. 373 : "These tool villains, diminished copies of the same image stamped on their masters, represent a technical innovation of some consequence. Farce, which in the climate of tragedy slowly evaporates out of the Vice, does not actually depart from the play. It survives in the sotteries of such underlings, each a sliver of the old Vice, split off to free the major figure from impediments. They contribute to the development of the tragic process by supplying the absolute need for comic diversion in early Elizabethan tragedy while permitting the Vice, now a nobleman or merchant-prince, some accession of sobriety and decorum. They also contribute a new element of complication and flexibility to the old stratagems by doubling the conspiratorial manpower. In the end they die, as much the victim of the Vice's mechanical duplicity as any other dupe."

195.

Gisèle Venet, Temps et Vision Tragique. Shakespeare et ses contemporains, Paris: Service des publications Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, 1985, p. 128.

196.

Gisèle Venet, Temps et Vision Tragique, p. 128.