1. 3 Richard III : un personnage qui évolue

Avant d'aller plus en avant, gardons-nous d'associer totalement le personnage Richard III au personnage Vice . L'épaisseur du vilain de Shakespeare , émanant de l'antécédent historique qu'il représente, manque chez le Vice Ambidexter de Cambyses, par exemple, qui incarne la notion abstraite de duplicité . Ce personnage Ambidexter est tout d'un trait ; c'est un personnage-type qui figure dans une composition épisodique constituée de scènes-motifs qui sont relativement indépendants. Un tel personnage ne se construit pas de véritable identité en cumulant des traits au cours de ces épisodes qui constituent l'action. Le trait saillant qui caractérise Ambidexter est l'ambiguïté, le double jeu , l'équivoque : mais il est, comme d'ailleurs bien d'autres personnages Vice :

‘un équivocateur tout simple, presque naïf, puisqu'il se pose "sincèrement" en trompeur, de façon constante et irrévocable. Il n'est donc pas susceptible d'être trompeur dans sa tromperie 201 .’

Au sein de la pièce Ambidexter est reconnu comme adepte du double jeu par le personnage Cambyses lorsqu'il dit ‘: "thou plaiest with both hands"’. Cette réplique fait partie du jeu théâtral, tandis que le ‘"I am determined to prove a villain"’ de Richard III 202 est adressé directement au public sous forme d'un monologue, situation ambiguë où l'acteur se pose en confident du public mais où, dans le cas de Richard III, cette "confidence" renferme une certaine "réalité" empruntée à l'histoire à laquelle allusion est faite. Richard III se dissocie du personnage Vice par l'épaisseur historique dont il est investi et la façon dont le personnage évolue tout au long de la pièce. Richard accumule les fautes et descend rapidement l'échelle verticale qui va du Ciel aux Enfers. Dans le personnage de Richard III le drame nouveau fait éclater le cadre de l'ancien : le Vice est transfiguré étant doté d'une réalité biographique, avec des relations personnelles ou professionnelles avec ses victimes et des motivations humaines pour l'agression traditionnelle promulguée.

Selon Bernard Spivack , Richard III conserve l'aspect archaïque du personnage-Vice conventionnel qui fut principalement la personnification d'une faute dans la nature humaine : le Vice dissimule son nom et sa qualité

‘[...] because it is an obvious trait of frail humanity to disguise under a fair semblance the moral evil to which life is prone ; and the plays themselves are not chary about providing this psychological explanation for his typical behaviour 203 .’

Ce rôle dominant, en la personne du Vice, constitue un thème important que l'on retrouve dans de nombreuses pièces. Pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, Avaryce, le Vice de Respublica , résume bien les nouvelles tendances sociales des années 1550. Il interprète son nom selon un code moral changeant :

‘My veray trewe unchristen Name ys Avarice,
Which I may not have openlye knowen in no wise ;
For though to moste men I am found commodius,
Yet to those that use me my name is odius.
For who is so foolishe that the evell he hath wrought
For his owen behouff he wolde to light sholde be brought ?
Or who had not rather his ill doinges to hide
Thenne to have the same bruted on everye syde ?
Therefore to worke my feate I will my name disguise
And call my name Polycie in stede of Covetise.
The name of Policie is of none suspected ;
(Respublica , v. 13-25)’

Certes, nous retrouvons la logique homilétique derrière les diverses dissimulations effectuées par Richard III pour réaliser ses projets ambitieux. Mais dans le débat entre la conscience et le pouvoir qui structure de nombreuses scènes et se présente comme une allégorie morale 204 enchâssant la pièce entière, nous discernons le défaut de la nature humaine qui aime à déguiser par une nomination acceptable un mal inacceptable auquel on ne veut pas dévoiler son addiction. Spivack maintient que Richard III arrive à un stade où il n'est plus motivé plausiblement par la couronne d'Angleterre, où il redevient purement et simplement la convention archaïque de la personnification du mal intériorisé qui provoque la confusion et déstabilise l'ordre établi. Nous percevons dans la constitution de Richard III la dramatisation de cet élément agonistique que Huizinga souligne comme étant à la base de l'activité humaine : le jeu pour le jeu, pour la supériorité acquise pendant le temps du jeu. L'enjeu est modifié, s'adaptant aux nouvelles valeurs et loyautés qui motivent les membres de la société élisabéthaine : l'enjeu prend un caractère socio-politique, sectaire, domestique, ou même romantique venant en remplacement des valeurs associées aux rites chrétiens et de la loyauté primaire de l'âme envers le Divin. C'est dans son rôle de tyran que ce que nous pouvons appeler la "motivation par le jeu" ressort le plus, surtout dans le portrait grotesque que Shakespeare nous lègue. La formule homilétique du combat entre les vices et les vertus est rendu plus pénétrant et mordant par sa transformation en spectacle d'un protagoniste doté d'une réalité spatio-temporelle imposant sa volonté à son entourage de figurations aux réactions humaines.

Notes
201.

Debax, Vice, p. 450.

202.

Richard III , (1. 1. 30).

203.

Spivack , Shakespeare and the Allegory, p. 156.

204.

Au lieu de représenter la conscience par un personnage allégorie , Shakespeare adopte la technique de morcellement des moralités mais la modifie en faisant participer plusieurs personnages à la figuration de ce "débat". La reine Margaret introduit le thème la première dans une de ses malédictions lancée à l'encontre de Richard Gloucester : "The worm of conscience still begnaw thy soul." (1. 3. 219); il est ensuite développé dans la scène où les assassins de Clarence hésitent à accomplir le meurtre damnable : le personnage du Second Murderer l'associe à la couardise (1. 4. 127) et l'appelle "this passionate humour" (1. 4. 113) et "blushing, shamefaced spirit, that mutinies in a man's bosom." (1. 4. 130-131). La notion de conscience feinte intervient dans la comédie jouée par Richard Gloucester pour dissimuler son désir le plus profond d'usurper le trône : Buckingham nous l'indique : "My lord, this argues conscience in your grace. "(3. 7. 164). Le récit des circonstances du meurtre des princes détenus à la Tour fait ressortir l'intrépidité de Richard qui n'est aucunement la proie des remords comme ces serviteurs de Tyrrell qui versaient des larmes tout en racontant leur crime et qui, selon Tyrrell, "Hence are both gone, with conscience and remorse."(4. 3. 20). C'est la conscience de la cause juste, à laquelle les partisans de Richmond adhère, qui, selon Oxford, fournit "a thousand swords / To fight against this guilty homicide."(5. 3. 17-18) et démentit le diatribe de Richard III , prononcé à deux reprises, à la scène 5 de l'acte 5 – "O coward conscience, how dost thou afflict me? (133) et à la scène 6 de l'acte 5 – "Conscience is but a word that cowards use, / Devised at first to keep the strong in awe. / Our strong arms be our conscience ; swords, our law." (39-41)