1. 5 L'ambiguïté des larmes

Les larmes ne sont jamais loin du rire et c'est souvent une question de l'angle sous laquelle on voit une situation qui fait que l'on en rit plutôt que d'en pleurer. Le rire du personnage Vice est particulier. Les "Ah, ah, ah ... !" de ce comédien entraînent le rire du spectateur — ils sont complices et communicatifs. Le Vice a toujours un clin d'œil en direction du public. Bien qu'il semble privilégier le jeu par rapport à l'aspect didactique, le rire du Vice doit néanmoins être mis en relation avec sa légèreté qui est signe de son indifférence pour ce qui afflige les hommes. Cette indifférence par rapport à la souffrance éprouvée par ses victimes est rendu ostensible par sa propension à danser et à chanter au milieu de l'affliction.

Richard III ne nous divertit pas de cette manière, mais parle souvent d'aller dîner et boire pendant que ses victimes attendent leurs bourreaux (3. 1. 196); (3. 4. 77); (4. 3. 31). Comme le Vice , il est souvent cynique et ne se réjouit pas plus du bonheur 206 qu'il ne s'afflige du malheur qui l'environne. Si le Vice est "le suprême indifférent" 207 c'est moins le cas de Richard qui ne dirait pas avec son comparse de The Play of the Wether 208 , Mery Report, "For, in fayth, I care not who wynne or lose"(v. 215). Richard est rongé par l'ambition et son penchant pour le jeu est d'ordre agonistique : il lui importe de gagner.

Les pleurs du Vice ne sont jamais des larmes amères, ni sincères. Ambidexter nous fournit un exemple de la façon dont l'humeur du Vice est changeant, à l'image des gyrovagi , représentants de l'inconstance auxquels les pères de l'Eglise étaient si hostiles. Dans les vers cités ci-dessus, il rit lorsqu'il pleure pour la reine assassinée. Richard nous fournit d'amples occasions de le féliciter de son faux-semblant dramatique et de ses larmes de crocodile. Clarence, Anne, le Maire, le fils de Clarence (2. 2. 23) se laissent berner par ses larmes. Ses affinités avec le Vice et son jeu de scène sont rendu explicites à la scène 3 de l'acte 1 :

‘RICHARD GLOUCESTER :
Clarence whom I indeed have cast in darkness
I do beweep to many simple gulls —
(1. 3. 325-326)’

Les larmes du Vice ont un caractère parodique et contribuent à l'apparence homilétique. Dans la dévotion médiévale, les larmes donnent accès à la porte du salut. Celles du Vice sont connotées de blasphème car elles représentent une attitude d'indifférence, ce qui tient une place fondamentale dans le paysage moral chrétien du Moyen Age. Cette attitude est considérée diabolique car associée au péché d'Accidia qui empêche toute appétence envers les choses, et gâte et détruit l'esprit 209 . Richard III , comme son ancêtre le Vice , ne tient pas compte de la dimension morale de la vie, ce qui, aux yeux du spectateur de la fin du Moyen Age, le condamne d'emblée aux ténèbres éternelles. Si le parti pris d'insouciance du Vice s'exprime dans les chansons et dialogues celui de Richard se manifeste par son manque de charité et par le défi qu'il lance en opposition à la paix céleste. Pour lui, comme pour le Roi de Vie dans Pride of Life, (c.1425) toute préparation pour la vie dans l'autre monde, représentée par la notion de conscience dans la pièce de Shakespeare , est digne d'un couard ‘—"a womanis tal"’ dit le Roi de Vie (Pride of Life, v. 60 210 ). Ce portrait théophrastien de l'ambitieux que fait Joseph Hall , bien qu'appartenant au XVIIe siècle, illustre convenablement l'insouciance dont Shakespeare accable son personnage :

‘His wit so contrives the likely plots of his promotion, as if he would steale it away without Gods knowledge, besides his will : neither doth he ever looke up, and consult in his fore-casts, with the supreme Moderator of all things ; as one that thinks honour is ruled by Fortune, and that heaven medleth not with the disposing of these earthly lots : and therefore it is just with that wise God to defeat his fairest hopes, and to bring him to a losse in the hottest of his chace ; and to cause honour to flie away so much the faster, by how much it is more eagerly pursued. 211

A la fin de la pièce Richard apparaît comme une série de masques creux, vidé de toute motivation rationnelle à la recherche d'un cheval, présenté comme le seul moyen de regagner son royaume 212 .

Notes
206.

Après avoir séduit Anne nous remarquons qu'il se réjouit à peine de sa conquête car il songe aussitôt à s'en débarrasser ! (1. 2. 217).

207.

Debax, Vice, p. 250.

208.

John Heywood , The Play of the Wether, dans Tudor Interludes, éd. Peter Happé.

209.

Debax, Vice, p. 251.

210.

Edition utilisée : The Pride of Life (Fragment) in Tudor Interludes, éd. Happé.

211.

Joseph Hall , Heaven vpon Earth and Characters of Vertves and Vices, 1608, éd. Rudolf Kirk, New Brunswick, New Jersey: Rutgers University Press, 1969, p. 193.

212.

Il est à remarquer que le Vice de Like Will to Like , Nichol Newfangle, réclame aussi un cheval à la fin de la pièce, et finit par être emporté par le diable : "Now, if I had my nag to see the world wag,/ I would straight ride about : "(v. 1199-2000). Rappel de l’édition utilisée : Tudor Interludes, éd. Happé.