2. La nature du discours tenu par Richard III : Babel revisitée

Faisant montre de beaucoup d'affection envers les jeunes princes qu'il prétend protéger en les logeant à la tour jusqu'au couronnement, Gloucester se compare a parte au "formal Vice, Iniquity" faisant sans doute allusion à de nombreux rôles de Vices nommés Iniquity qui ne nous sont pas parvenues, la plupart des pièces où ils figuraient étant perdues. Dans cette pièce, Shakespeare semble soumettre comme trait principal du rôle du Vice l'ambiguïté, l'hypocrisie, le double langage :

‘RICHARD GLOUCESTER
[Aside] Thus, like the formal Vice, Iniquity,
I moralize two meanings in one word.
(Richard III , 3. 1. 82-83)’

Cette référence que fait Richard à la multiplicité du sens des mots nous fait rapprocher le dialogisme qu'entretient l'auteur par le canal de son personnage et le spectateur avec les théories de Bakhtine sur l'interactivité énonciative : ici nous avons un exemple de la présence simultanée dans un même énoncé de plusieurs voix : celle des personnages antérieurs qui ont porté leur pierre à l'édifice de la convention, celle du Richard III , roi d'Angleterre, doté d'un passé historique, et celle de l'acteur en train de piloter son auditoire. Nous avons disserté sur l'importance des mots dans la pièce intitulée Mankind . Shakespeare accentue cette importance lorsqu'il attire notre attention sur le procédé rhétorique mis en œuvre : l'équivoque, ce véritable Janus à deux têtes, qui entretient la confusion. Selon M. Bakhtine :

‘[...] tout signe idéologique vivant a deux visages, comme Janus . Toute critique vivante peut devenir louange, toute vérité vivante ne peut manquer de paraître à certains le plus grand des mensonges. Cette dialectique interne du signe ne se révèle entièrement qu'aux époques de crise sociale et de commotion révolutionnaire. 213

Richard Gloucester est conscient des imperfections du langage et s'en sert pour maîtriser toutes les situations. L'imperfection du langage, nous l'avons vu, était imputée à une faille dans l'esprit ou dans le cœur du locuteur par des puritains comme Roger Ascham . Le jeu verbal de Gloucester fait écho à cette conception théologale : les paroles de Richard l'inscrivent dans l'histoire de l'homme comme le mauvais génie de la Bible, Ninus, le constructeur réputé de Nineveh, renfermant ainsi les notions de langage déchu, d'orgueil, d'ambition, de rébellion. A l'acte 3, scène 1, Gloucester se confie à la salle en ces termes :

‘And, if I fail not in my deep intent,
Clarence hath not another day to live ;
Which done, God take King Edward to his mercy
And leave the world for me to bustle in.
For then I'll marry Warwick's youngest daughter.
What though I killed her husband and her father ?
The readiest way to make the wench amends
Is to become her husband and her father,
The which will I : not all so much for love,
As for another secret close intent,
By marrying her, which I must reach unto.
(Richard III , 1. 1. 149-159)’

L'homme présomptueux s'élève démesurément, mais il lui est impossible de dépasser sa condition humaine. Le fantôme de Buckingham fait allusion à ce passé historique en nous rappelant une image fréquemment évoquée dans l'iconographie ecclésiastique :

‘GHOST OF BUCKINGHAM :
God and good angels fight on Richmond's side ;
And Richard falls in height of all his pride.

(Richard III , 5. 5. 129-130)’

Une analogie pourrait être établie entre l'épisode biblique de la tour de Babel (la confusion provoquée par la dispersion des langues et le manque de consensus résultant entre les hommes suite au châtiment infligé) et la situation en Angleterre à l'époque où Richard Gloucester complote pour usurper le trône, dernier anneau de cette chaîne d'usurpations auxquelles il est fait copieusement référence pendant la pièce 214 . La confusion babylonienne est le châtiment, pourrait-on dire, de la tyrannie collective, qui, à force d'opprimer l'homme, fait exploser l'humanité en fractions hostiles. L'union ne sera retrouvée que dans le Christ sauveur. L'antithèse de la Tour de Babel, avec son incompréhension et sa dispersion, est cette vision de la société nouvelle gouvernée par l'Agneau, ainsi que le don des langues pour la Pentecôte. Cette antithèse est représentée par Richmond qui intervient providentiellement 215 à la fin de la tétralogie avec l'intention d'instaurer la nouvelle société, la dynastie des Tudors. La conscience humaine révoltée contre le despotisme se réveille et se retourne vers Dieu, avide d'un nouveau principe spirituel et d'un nouvel amour et lasse de la société sans âme et sans amour que représente la tyrannie instaurée par Richard III . Le discours d'encouragements de Richmond à ses troupes fait l'écho de ce désir profond :

‘God and our good cause fight upon our side ;
The prayers of holy saints and wronged souls,
Like high-rear'd bulwarks, stand before our faces ;
Richard except, those whom we fight against
Had rather have us win than him they follow.
For what is he they follow ? Truly, gentlemen,
A bloody tyrant and a homicide ;
One rais'd in blood, and one in blood establish'd,
(Richard III , 5. 5. 194-201)’

Le contraste entre le discours d'encouragements aux troupes que donne Richard comparé à celui délivré par Richmond fait ressortir le comportement brut, cruel et fou du tyran qui néglige totalement les intérêts du royaume et de ses sujets:

‘RICHARD GLOUCESTER
Spur your proud horses hard, and ride in blood !
Amaze the welkin with your broken staves !
(Richard III , 5. 7. 70-71)’

Gloucester s'exprime par hyperboles et lance son défi aux Cieux : rien ne s'oppose à sa volonté surhumaine car il ne s'arrête à rien.

L'exhortation de Richmond en revanche est teintée du sentiment de la cause juste ; lutter contre l'ennemi de Dieu et du pays natal :

‘Then if you fight against God's enemy,
God will in justice ward you as his soldiers ;
[...]
If you do fight against your country's foes,
Your country's foison pays your pains the hire ;
(Richard III , 5. 5. 207-208; 258-259)’

Richard est le seul personnage de la pièce à rejeter la notion de Némésis . Il se réveille de son cauchemar avec les mots ‘"Mercy God"’ sur les lèvres, mais ces mots sortent automatiquement, presque comme ces jurons toujours au bout des lèvres du Vice et de ses acolytes 216 , et sont vains et vides de sens. Richard ne sera pas investi de la grâce divine tant qu'il refusera de dialoguer avec sa conscience. Lorsque la conscience de Richard l'interroge, à la suite de son mauvais rêve la veille de la bataille de Bosworth, Shakespeare nous présente un homme au bord du désespoir, conscient de son aliénation spirituelle et charnelle :

‘RICHARD GLOUCESTER
I shall despair. There is no creature loves me ;
And if I die no soul will pity me :
Nay, wherefore should they ? — Since that I myself
Find in myself no pity to myself.
(Richard III , 5. 5. 156-157)’

L'anagnorisis de Richard est tronqué. Il ne meurt pas en héros tragique réconcilié avec la loi morale et la justice éternelle mais en martyr. Il se lamente de l'absence d'un cheval qui lui aurait permis de gagner la cause qu'il poursuit dans un entêtement obsessionnel. Son ascension est une "résistible ascension" pour reprendre les paroles de Brecht 217 . Aucun signe de remords pour les crimes perpétrés, aucun désir de se repentir. Il a lancé les dés, son sort tient à l'issue du jeu car il se trouve maintenant entre les mains d'un pouvoir qui le dépasse :

‘CATESBY
Withdraw, my lord ; I'll help you to a horse.

RICHARD GLOUCESTER
Slave, I have set my life upon a cast
And I will stand the hazard of the die
I think there be six Richmonds in the field ;
Five have I slain to-day instead of him.
A horse ! a horse ! my kingdom for a horse !
(Richard III , 5. 7. 8-13)’

Richard reste sur sa position tout en reconnaissant, dans un bref moment d'introspection, qu'il n'est pas maître du jeu . Le hasard a encore son mot à dire. Le sixième Richmond pourrait bien renverser la situation, à moins qu'entre temps Richard ne trouve un cheval. L'intrigant qui surveille et manipule les autres est aussi sous surveillance et n'est pas l'invulnérable qu'il croyait être. L'ordre final des choses prend le dessus : un ordre surnaturel domine et Richard est obligé, lui aussi, de s'y plier. La vanité de ses ambitions apparaît clairement dans ses pensées et il prononce la reconnaissance de son hubris en termes qui parodient la fin tragique d'un héros aristotélicien : un bon cheval vaut davantage que tout un royaume ! Un cheval lui permettrait de continuer à défier le sort : le spectacle de ce roi traqué comme un gibier n'inspire pas l'admiration qui serait accordée au héros romantique dans sa lutte contre un destin hostile. En revanche, il peut inspirer la répulsion et une méditation sur l'exemple négatif à déplorer.

Selon R. Montano 218 on ne peut aucunement réduire les tragédies de Shakespeare à une formule comme le sermon qui montre comment les transgressions méritent une punition. L'essence du drame shakespearien résiderait dans une méditation sur le spectacle de la cécité de l'homme et de ses luttes contre les vicissitudes de la vie, souvent irrationnelles. La morale enseignée n'est pas simple : une part de discernement est laissée au spectateur, ce qui semble répondre aux attentes du spectateur Tudor. Montano suggère 219 que Shakespeare exploitait la vision de spectacles négatifs afin de pousser l'homme vers la contemplation spirituelle 220 , et, nous ajouterons, vers une remise en question de soi.

Richard ne s'arrête à rien et se fraye un chemin en éliminant tout obstacle, homme ou femme, qui l'empêche d'avancer. Les instincts du renard et du lion, promulgués par Machiavel dans le Prince, orientent Richard dans son comportement social et moral. "Conscience" et "âme" n'ont pas leur place dans le Prince qui présente une vue matérialiste de la vie gouvernée par l'intérêt personnel. Machiavel nous propose une interprétation utilitaire et égoïste de la notion humaniste de Nosce Teipsum . Shakespeare ne nous laisse pas l'impression que le mal de ce monde soit inébranlable. Ses Iago, Edmund, Antonio sont les antithèses des Desdemona, Cordelia, et Prospero, et nous compatissons avec ces derniers. Shakespeare revalorise la quête des humanistes d'une humanité idéale dans ses dernières pièces (dans The Tempest surtout). Shakespeare n'était ni moralisateur, ni philosophe mais dramaturge avant tout, et il avait la capacité de présenter le monde à travers les yeux de personnages aux attitudes et aux philosophies les plus divergentes. Il était aussi un artiste moral pour qui l'adéquation de Nosce Teipsum à l'intérêt personnel, à l'affirmation de soi, et à l'auto glorification était antipathique. Iago, Edmund, Richard Gloucester figurent dans le rôle des vilains de ses pièces.

Notes
213.

Bakhtine , Le marxisme, p. 44.

214.

La reine Margaret surtout réitère ses griefs : voir en particulier 1. 3. 158-162 ; 4. 4. 109-110 ; 4. 4. 39-43. Richard Gloucester se plaint de l'usurpation des postes habituellement réservés à la noblesse à 1. 3. 70-73. Hastings à 3. 4. 92-93 et Buckingham à 5. 1. 25 nous renvoient à la malédiction prononcée par Margaret qui a trait aux usurpations en série dont sa famille était victime.

215.

A deux reprises Richmond s'associe à la divine providence : "O thou, whose captain I account myself," (5. 5. 61) ; "Make us thy ministers of chastisement," (5. 5. 66).

216.

Voir l'imagerie de la Crucifixion évoquée par les jurons que nous trouvons, par exemple, dans Like Will to Like , d' Ulpian Fulwell, Tom Tosspot jure allègrement : "Gogs hart and his guts, is this not too bad ? / Bloud, wounds and nailes, it wil make a man mad !" (v. 230-231).

217.

Dans Nice Wanton , de Thomas Ingland, lorsqu' Ismael perd aux dés, il jure d'une manière semblable : "It is lost by His wounds, — and ten to one !" (v. 214)

Dans Cambyses , de Robert Preston, Ambidexter évoque "the passion of God" lorsqu’ il se sent soulagé de voir partir la dominatrice Mistress Meretrix :"When I saw her so hard upon them lay on, / Oh the passion of God, thought I, she will be with me anon !" (v. 298-299).

Bertholt Brecht, La résistible ascension d'Arturo Ui, éd. Daniel Mortier, Paris: PUF, 1988. Le tyran dans cette pièce, inspirée par le personnage Richard III de Shakespeare est présenté comme un bandit que la populace suit aveuglément prenant la cupidité pour une idéologie capitaliste.

218.

R. Montano, Shakespeare 's Concept, p. 16.Montano s'inspire de Sebestiano Minturno, L'arte poetica (Napoli 1725) p. 77 dont nous citons le passage sélectionné : "[...] no doctrine is apt to abate passions as tragic poetry, since it makes us see everything may happen and it most clearly represents our human condition as if in a very lucid mirror in which everybody sees the nature of things and the vicissitudes of life and human wickedness, so that he is not afflicted when those things come to his mind."

219.

Ibid., p. 195.

220.

Les sculptures sur les chapiteaux des églises romanes sont conçues dans le même esprit. Les chapiteaux de la basilique sainte Madeleine à Vézelay (XIIe siècle) sont particulièrement riches en eschatologie. L’illustration qui figure en Annexe 9 traduit bien la confrontation du matériel et du spirituel. Derrière l’aveuglement provoqué par le Veau d’or se cache le démon qui sera exorcisé.