2. 1 Le maître du double langage

Comme maître du double langage Richard III l'emporte sur les Vices issus de la plume des dramaturges précédents. Son langage est structuré et structurant 221 . Son double entendre ou le Pétrarquisme de ses jeux de mots font de lui le maître du jeu histrionique et les mensonges dont il se vante ouvertement ‘—"lies well steel'd with weighty arguments" ’(1. 1. 148) — ont valeur d'action, provoquant l'exécution d'une longue série d'ennemis, "aussi efficacement que par l'acier des poignards" 222 . Le langage est aussi action dans le théâtre de cette époque. Comme le Vice de la pièce morale, Richard Gloucester est amoral, et se sent libre des restrictions morales acceptées par le commun des mortels : comme le prince nourri des propos de Machiavel , tous deux se forgent leur propre morale dans le seul intérêt égoïste de dominer leur entourage. Le jeu du double langage est instrumental dans cette entreprise 223 .

Cette conception de la confusion voire même de l'inversion de la signification du signifiant selon la moralité en vigueur (thèse privilégiée de M. Bakhtine ) a une permanence qui peut être attestée aussi par la complainte de Pity dans la pièce Hickscorner (1516):

‘Alas ! now is Lechery called love, indeede,
And murdure named manhode in every nede,
Extorsyon is called lawe, so God me spede
Worse was hit never.
(Hickscorner, v. 557-560)’

Dans la scène où Richard convainc Elisabeth de lui donner sa fille en mariage, la joute oratoire atteint son sommet lorsqu'il parvient à faire comprendre que, quelle que soit la forme du signifiant, cette forme n'a pas de rapport univoque avec le sens — un sens qui lui-même est élusif ou que Richard voudrait élusif — car dans le cas présent c'est sa propre personne qu'il cherche à dissimuler. Outre l'arbitraire du signe, Richard découvre avant les linguistes modernes l'ambiguïté du référent. C'est une manipulation sur les mots, manipulation sur la permanence du sens. Selon M. Bakhtine :

‘Toute critique vivante peut devenir louange, toute vérité vivante ne peut manquer de paraître à certains le plus grand des mensonges. 224

Richard illustre cette thèse lorsqu'il veut faire croire à Elisabeth que le Richard III d'aujourd'hui est assujetti à la loi de la mutabilité, et sera forcément un autre à un moment futur :

‘KING RICHARD
Plead what I will be, not what I have been ;
Not my deserts, but what I will deserve.
(Richard III , 4. 4. 345-346)’

Le grand thème des moralités, la dissimulation du vice sous la couverture de la vertu est mis en lumière dans une telle scène. La logique homilétique derrière la dissimulation des personnages Vice est conforme à l'idée de la dramatisation d'une faille dans la nature humaine. Le Vice dissimule son nom et sa qualité parce que c'est dans la nature de l'homme de cacher ses défauts et de rendre acceptable à la vue des autres le mal dont il est rongé.

L'auto-présentation de Gloucester, ce procédé conventionnel du théâtre médiéval, pourrait être comparée avec profit à la première scène de Like Will to Like . Les deux protagonistes évoquent les conditions de leur naissance et de leur éducation. Nichol Newfangle se déclare l'apprenti de Lucifer, son parrain, avant de naître ; Richard se présente de la manière suivante :

‘Cheated of feature by dissembling nature,
Deformed, unfinished, sent before my time
Into this breathing world scarce half made up —

Richard III , 1. 1. 19-21)’

Une sorte de malédiction plane au-dessus d'eux et ils se sentent destinés à jouer le rôle qui leur est attribué. Gloucester tient le rôle d'un personnage noble : Shakespeare travestit la convention en faisant de son personnage principal un amalgame du roi aux propensions tragiques et du Vice aux talents d'amuseur sinistre.

L'importance du nom dans la pensée médiévale et dans le théâtre du Vice a déjà été mentionnée. Dès le début de la Bible, Dieu lui-même conseille à Moïse de faire allusion à lui en ces termes : ‘"celui qui s'appelle 'je suis' m'a envoyé vers vous’" 225 . Grâce à la nomination par le Verbe, Dieu a amené les éléments de Sa Création à l'existence. Cette prééminence du nom a été renforcée pendant la période scolastique par la pratique de l'allégorie puisque pour des concepts abstraits de vice et de vertu, l'homme est contraint de se faire l'émule du Créateur et de nommer pour intégrer ces notions dans l'existence. Les noms des personnages bibliques tendent à être symboliques d'une qualité, d'un aspect de la destinée humaine ; nous songeons particulièrement à Judas, à Dives, à Simon, à Paul. Le nom, selon le réalisme platonicien, adopté par la majorité des scolastiques, révèle l'essence de la personne nommée.

Le tout premier discours de Richard est consacré à son auto-présentation, ce qui est la règle pour les participants des mystères, des festivals folkloriques, et du théâtre du Vice. Les personnages se nomment lors de leur première entrée en scène, procédure relativement superflue dans la plupart des cas vu la familiarité des spectateurs avec les épisodes et les personnages représentés. La répétition du pronom nominal "I"rythme les vers à partir du vers 14 et finit par être mis en apposition avec la lettre "G" (vers 39), lettre autour de laquelle les vingt vers suivants se concentrent. Si la signification du pronom "I"est révélée explicitement et directement par l'interlocuteur qui nous détaille son auto-portrait doublé de ses ambitions pernicieuses, l'identité du "G" n'est pas si facilement reconnue, et, une fois transparente laisse planer l'intuition que cet intrigant qui prend aussi la pose de l'oracle (1. 1. 32-33)se prend également pour l'Alpha et l'Oméga, comme le comédien qui jouait le rôle de Dieu dans les mystères. Le jeu verbal prend la forme d'une énigme, facile à décrypter par l'auditoire, avec lequel Richard est entré en contact direct : Gloucester est ce "G" tout-puissant 226 , manipulateur de l'action et des personnages qu'il remodèle comme de l'argile à cette période instable de guerre civile (qui pourrait bien refléter l'atmosphère du Londres élisabéthain troublé par les ambitions 227 des parvenus de tout genre) et metteur en scène d'une série de meurtres pour lesquels il crée des scénarios des plus grotesques, à commencer par celui de son frère :

‘RICHARD GLOUCESTER
Plots have I laid, inductions dangerous,
By drunken prophecies, libels and dreams,
To set my brother Clarence and the King
In deadly hate the one against the other.
(Richard III , 1. 1. 32-35)’

Les sous-entendus de Richard sont plus indirects et voilés que ceux de Nichol Newfangle, qui, faisant partie d'un théâtre de démonstration montre et commente davantage les épisodes joués, tous destinés à illustrer et à pervertir le proverbe ‘"Like will to like"’, qui structure les rencontres des personnages aux attributs similaires.

La scène célèbre où Lady Anne est courtisée démontre l'habilité de Gloucester à manier les Pétrarquismes. Shakespeare enlève à la poésie pétrarquiste sa valeur symbolique et donne aux métaphores abstraites conventionnelles une réalité concrète. Le "kill" de la phrase ‘"This hand — which for thy love did kill thy love —" ’(1. 2. 177) sort de la bouche d'un humoriste sinistre qui revendique le meurtre d'Edward, époux de Lady Anne, en se servant des ellipses et du jeu double du langage pétrarquiste. Richard pratique les pétrarquismes sur le mode de l'humour noir : l'amant cruellement éprouvé par l'indifférence de l'aimée s'inverse en l'aimée cruellement éprouvée par l'amant pour qui le manège amoureux n'est qu'un jeu de combat qu'il faut gagner à tout prix. Les obstacles (la présence du corps du roi Henri VI, la mémoire vive d'Edward assassiné par Richard, les normes sociales de la bienséance) ne font qu'attiser le désir de Richard de gagner l'enjeu qui, tel un Tarquin, parvient à posséder Lady Anne lorsque s'effectue le viol de son identité propre :

‘RICHARD GLOUCESTER :
Look how my ring encompasseth thy finger ;
Even so thy breast encloseth my poor heart.
Wear both of them, for both of them are thine.
(Richard III , 1. 2. 191-193)’

Nous avons dans cette scène un exemple de la façon dont la citation, les paroles d'autrui se font entendre par l'emploi d'italianismes, associés par les puritains à toutes sortes de vilenies. Shakespeare met la poésie italienne au service de ce renard rusé, ce qui le dote d'un érotisme pervers : le gothique grotesque se fond avec le langage convoluté italianisé dans une harmonie surprenante qui se termine en l'acceptation d'Anne de l'offre en mariage que lui fait le meurtrier de son premier époux. Une scène d'amour autour d'un corbillard ! Pétrarquisme, grotesquerie, incongruité, surprise se fondent dans une icône économe qui, tout en frisant le mauvais goût, fait de notre protagoniste un séducteur à l'érotisme malséant. Le langage d'Eros est doublé de celui de Thanatos car l'invitation aux nuptiales est connotée de double entendre. La malédiction prononcée par Anne finira par se retourner contre elle, Richard n'en a pas le moindre doute. Agent d'une Némésis au rictus sinistre, il prend un plaisir certain à participer à la joute verbale dont le succès emporté lui permet d'insérer Lady Anne dans le cortège du "direful pageant" (4. 4. 85) qu'il conduit à la mort :

‘RICHARD GLOUCESTER
Was ever woman in this humour won ?
I'll have her, but I will not keep her long.
(Richard III , 1. 2. 216-217)’

Notes
221.

Muriel C. Bradbrook attire notre attention sur l'organisation rigoureuse de cette pièce: "Richard III is Shakespeare 's most patterned play. There is the rhetorical pattern of the schemes : the alliteration, antithesis, rhetorical symmetry of all kinds. There is the pattern of the characters, who are set in opposing groups. There is the pattern of the theme, which is Nemesis." Muriel C. Bradbrook, Shakespeare and Elizabethan Poetry, Harmondsworth: Penguin Books, 1951, p. 117.

222.

Venet, Temps et Vision, p. 127.

223.

Le personnage éponyme de l'interlude New Custom (1571) exprime avant Richard le penchant nouveau de l'époque pour l'équivoque : "Sin now no sin, faults no faults a whit : O God seest thou this, and yet wilt suffer it ?" (v. 228-229). c.f. J. S. Farmer, éd. Anonymous Plays, Vol. 3, London: Early English Drama Society, 1905-1908.

224.

Bakhtine , Le marxisme, p. 44.

225.

Voir l'Exode 3, 14.

226.

Il nous semble pertinent à cet endroit de mettre en parallèle avec cette pose qu'assume Richard III l'épreuve de force qui s'engage entre satiriques élisabéthains et les autorités religieuses qui étaient les seules à détenir le droit de corriger les mœurs. L'Eglise finit par comprendre, à partir du moment où le mot "I" se substitue au mot "God" dans les dénonciations, qu'elle doit renoncer à ses prérogatives morales et spirituelles. Voir Lecoq, La Satire, p. 109.

227.

Thomas Nashe publie Christ's Tears Over Jerusalem en 1593, pendant l'épidémie de la peste, dans la deuxième partie de laquelle il décrit les péchés dont le Londres élisabéthain est affligé et met en garde les habitants contre une éventuelle vengeance œuvrée par le Tout-Puissant : l'ambition est l'une de ses cibles : "London, of many ambitious busy heads hast thou beheld the rising and downfalling. In thy stately school are they first tutored in their art. With example thou first exaltest them and still liftest them up till thou hast lifted up their heads on thy gates." Voir Stanley Wells, éd., Thomas Nashe, Vol. 1, p. 178.