2. 2 La voix ambivalente de la fête : sa présence dans Richard III

Si Shakespeare aime mettre en scène le spectacle et la crise de l'autorité à des époques charnières de l'histoire du monde, il s'efforce d'en montrer toutes les facettes, l'envers et l'endroit de la médaille du pouvoir, avec ses fastes tapageurs ainsi que ses renversements qui véhiculent une liesse de nature ambivalente. Nous faisons allusion ici aux festivités carnavalesques, réminiscences des saturnales populaires, nées d'un esprit de révolte ainsi qu'à l'usurpation du pouvoir au sein de la famille, où la fête a parfois du mal à tenir tête.

Dans l'œuvre de Shakespeare le monde de la fête entretient des liens équivoques avec le pouvoir. Les rites festifs sont l'occasion de renforcer l'autorité du souverain quand il s'agit de fastes officiels, de célébrations ou commémorations à l'échelle nationale. Les progresses d'Elisabeth étaient animés à l'entrée des villes par des tableaux allégoriques qui s'efforçaient de célébrer le caractère divin de la souveraine. Ils célèbrent le retour de l'harmonie sur le chaos et la révolte porteurs du malheur et de la stérilité. Ils fournissent aussi des occasions de subversion et de remise en cause de l'autorité établie et de l'ordre.

Dans Richard III la fête se déroule sous des formes perverties : des jeux d'ordre satanique sont inventés par un maître de cérémonie qui s'appuie sur le folklore et la culture populaire associés aux maléfices pour installer une ambiance démoniaque et réussir ses tours diaboliques. Le versant noir et nocturne de la fête est à l’œuvre dans cette pièce. Richard III joue au bouffon sinistre 228 et son rire rappelle le ricanement diabolique d'Ambidexter que nous avons rencontré dans Cambyses . Sa perfidie transperce dans le monologue du début de la pièce lorsqu'il confie ses projets ambitieux à l'auditoire. Elle est confirmée lors de sa confrontation avec son frère Clarence. Il crée des devinettes à résoudre (comme, par exemple, l'identité de la personne dont le nom commence avec la lettre "G") et ses jeux verbaux font figure d'action, ayant comme l'acier le pouvoir de tuer — ‘"lies well steeled with weighty arguments"’ (1. 1. 148). D'autre part il répand la suspicion autour de la reine Elisabeth et Lord Hastings. Comme Ambidexter, il feint de vouloir du bien à ses interlocuteurs, mais joue le double jeu de la sincérité feinte : le double langage est son arme principale.

La facilité avec laquelle il module son jeu de scène, passant de l'adresse directe au personnage sur scène à l'aparté destiné au spectateur 229 , communique bien cette mobilitas qu'il convient de rapprocher aux gyrovagi condamnés par Bernard de Clairvaux et par extension associée aux déplacements du personnage Vice , qui, rappelons-le, contrastaient tant avec la gestuelle figée des Vertus dans les pièces à contenu moral. On reconnaîtra aisément une ressemblance à Ambidexter dans l'attitude qu'il feint d'adopter lorsque Lord Hastings lui apprend la nouvelle au sujet du roi moribond. Dès que Hastings quitte la scène, Richard fait part aux spectateurs de son intention d'aiguiser la paranoïa du roi en lui suggérant des raisons pour haïr davantage son frère Clarence — ‘"I'll in to urge his hatred more to Clarence"’ (1. 1. 147). Ambidexter use des mêmes moyens — mensonges et diffamation — pour faire assassiner le frère cadet du roi Cambyses , Lord Smerdis.

Notes
228.

C'est ainsi que David Troughton interprète le personnage dans la première partie de la production de 1995 de la RSC, mise en scène de Steven Pimlott. Voir la photographie en Annexe 10.

229.

Voir Richard III , 1. 1. 115-120.