2. 3 Fête et sacrifice

La fête est liée surtout à la notion de sacrifice dans cette pièce historique, et les jeux inventés par Richard III sont encartés par le jeu plus archaïque du rite d'expiation collective. Richmond tient le rôle du prêtre sacrificiel donnant la mort au bouc émissaire criminel pour faire place au renouveau. Le "the bloody dog is dead ! " (5. 8. 2) annonce la mise à mort du tyran et met fin à la violence sociale accumulée dans ce personnage scélérat. Dans cette perspective le protagoniste participerait de deux espèces, du tyran et du pharmakos , si on lui applique la réflexion de Northrop Frye dans Anatomy of Criticism :

‘In the sinister human world one individual pole is the tyrant-leader, inscrutable, ruthless, melancholy, and with an insatiable will, who commands loyalty only if he is egocentric enough to represent the collective ego of his followers. The other pole is represented by the pharmakos or sacrificed victim, who has to be killed to strengthen the others. In the most concentrated form of the demonic parody, the two become the same 230 .’

Richard ressemble ainsi à un Lord of Misrule , le meneur de la révolte qui devient la victime rituelle des forces salutaires de la vie représentées par la cessation de la guerre civile et les nuptiales à célébrer à l'avenir.

Un tel protagoniste subit une humiliation trop grande pour obtenir le privilège d'une posture héroïque. Mais puisque Richard III assume à l'extrême les conséquences de ses actes, il exerce une fascination sur nous. Les forces du désordre s'organisent autour de lui et donnent à cet être une dimension qui dépasse celle de l'individu ordinaire ou du tyran scélérat. Mais une fois que l'équilibre par trop instable est atteint entre le Bien et le Mal, Richard III laisse pressentir une nécessité sociale morale, historique et métaphysique qui suscite un individu (Richmond) à faire pencher la balance. Par l'exemple de sa vie outrageante, le chemin vertueux est pointé afin que tous puissent s'unir, York et Lancaster, et "‘Enrich the time to come with smooth-fac'd peace."’ (5. 8. 33). En dernière analyse, la pièce Richard III pose dans les termes de la théologie chrétienne le problème de la coexistence du mal et de la Toute-Puissance divine, et celui des limites de la liberté humaine. Malgré le stigmate du péché originel, tout homme reste libre d'obéir à la voix de Dieu ou à celle de Satan. Richard, dans la pièce, est libre de choisir entre le bien et le mal : ses crimes, ses usurpations et sa tyrannie, apparaissent alors comme les moyens nécessaires à la réalisation d'un plan providentiel de l'histoire.

L'esprit de la fête des Fous qui parodie les manifestations de la vie religieuse et du pouvoir officiel se profile derrière la scène 7 de l'acte 3 qui atteste des préparatifs de Buckingham et de Richard d'une mise en scène qui ferait figurer ce dernier comme candidat réticent mais profondément dévot du trône d'Angleterre. Le décor est ainsi planté de la manière suivante par Buckingham.:

‘The Mayor is here at hand. Intend some fear ;
Be not you spoke with, but by mighty suit ;
And look you get a prayer-book in your hand,
And stand between two churchmen, good my lord ;
For on that ground I'll make a holy descant ;
And be not easily won to our requests,
Play the maid's part : still answer ‘nay’ — and take it.
(Richard III , 3. 7. 45-51)’

Le canevas de la scène est communiqué oralement au futur roi par Buckingham qui est aussi bien versé dans l'art de la dissimulation que Richard :

‘BUCKINGHAM :
[...] ghastly looks
Are at my service, like enforcèd smiles,
And both are ready in their offices
At any time time to grace my stratagems.
(Richard III , 3. 5. 8-11)’

Buckingham est son acolyte le plus fidèle : il sait même esquisser les traits les plus incisifs de la caricature :

‘BUCKINGHAM
Ah ha ! My lord, this prince is not an Edward !
He is not lolling on a lewd day-bed,
But on his knees at meditation ;

(Richard III , 3. 7. 71-73)’

Une inversion de rôles s'effectue par l'intermédiaire de Buckingham lorsque Richard III se fait passer pour un prince chrétien que les représentants de la cité, après beaucoup de réticence, finissent par supplier d'occuper le trône :

‘MAYOR
See where his grace stands 'tween two clergymen !
BUCKINGHAM
Two props of virtue for a Christian prince,
To stay him from the fall of vanity ;

Richard III , 3. 7. 95-97)’

Richard III , comme son ancêtre le Vice , parvient à tromper son adversaire au moment le plus inattendu : il reprend la situation à son avantage lorsque ses opposants semblent très méfiants et peu enclins à se faire berner. Paradoxalement, alors qu'il paraît être en position de faiblesse, il se fait prier, ce qui lui permet de se disculper de toute incartade future ! L'esprit de farce noire règne et le spectateur s'étonne de voir le maire si crédule. Ce dernier se laisse convaincre par les apparences faussement pieuses de l'usurpateur. L'ironie du handy-dandy 231 jette un éclairage ambigu sur les responsabilités des actes futurs de ce roi scélérat : sur qui rejeter le blâme ? Sur le manipulateur ou sur le manipulé ? Le maire se fie aux apparences et croit Richard sur parole lorsqu'il maintient que la prise du pouvoir lui est imposée : la bénédiction de la parole de Richard accompagne le "We see it, and will say it"(4. 1. 227) qui résonne comme une parodie de la résurrection ! Le maire est médusé par la transformation de Richard en supplié humble :

‘GLOUCESTER
Cousin of Buckingham, and sage, grave men,
Since you will buckle fortune on my back,
To bear her burden, whe'er I will or no,
I must have patience to endure the load ;

(Richard III , 3. 7. 217-220)’

Se couvrant de l'autorité du Divin, ce manipulateur collecte les déclarations des témoins, un peu comme le Titivillus des Mystères qui, diable invisible armé d'un filet, les faisait peser dans la balance contre ses victimes le Jour du Jugement Dernier, jour pour lequel Richard refuse de se préparer, même lorsqu'il s'aperçoit qu'il est en lutte contre des forces supérieures :

‘KING RICHARD
Conscience is but a word that cowards use,
Devised at first to keep the strong in awe.
Our strong arms be our conscience; swords, our law.

(Richard III , 5. 6. 39-41)’
Notes
230.

Frye, Anatomy of Criticism, p. 148.

231.

D'autre part, il nous semble que l'esprit de Marcolf rôde par là. Ce nain difforme, véhicule de la satire bouffonne, réussit à tourner en dérision les propos du sage roi Salomon et ainsi met en question l'identité du sage (Salomon ou Marcolf ?). Voir Maria Corti, "Models and Anti-Models in Medieval Culture, New Literary History, Vol. X, Winter 1979, No. 2, pp. 339-366.