2. 6 L'exploration du thème de la mort et la Danse Macabre

Le théâtre du Vice a exploité le thème de la mort, sous forme de personnage allégorique et aussi, sous formes de scènes composées de façon à suggérer un dénouement dramatique et l'idée que nul ne peut échapper au squelette, personnification de la mort, qui mène la Danse Macabre . Frances K. Barasch 242 parle de plusieurs documents en Angleterre témoignant de l'emploi du mot "anticke " (aussi épelé "antique") pour décrire ces démons et espiègles qui, selon les légendes des moines, se plaisaient à tourmenter et à fourvoyer le genre humain. Ce mot est associé aux squelettes qui mènent la Danse Macabre et au crâne souriant représentatif de la mort. L'exemple le plus éloquent de l'emploi de ce mot dans ce contexte est donné par le personnage shakespearien de Richard II

‘KING RICHARD
[Sitting) For God's sake, let us sit upon the ground,
And tell sad stories of the death of kings – How some have been deposed, some slain in war,
Some haunted by the ghosts they have deposed,
Some poisoned by their wives, some sleeping killed,
All murdered. For within the hollow crown
That rounds the mortal temples of a king
Keeps Death his court ; and there the antic sits,
Scoffing his state and grinning at his pomp,
Allowing him a breath, a little scene,
To monarchize, be feared, and kill with looks,
Infusing him with self and vain conceit,
As if this flesh which walls about our life
Were brass impregnable ; [...]
(nos italiques)
(Richard II , 3. 2. 151-164)’

Au Moyen Age le clergé avait appris à leur convertis païens que les elfes et satyres des superstitions populaires étaient les agents du diable, œuvrant constamment pour prendre humanum genus au piège. Les démons étaient des créatures noires et laides qui changeaient de forme et qui pouvaient être aussi bien les cibles des plaisanteries médiévales que les persécuteurs jubilants des pécheurs damnés. Le Vice hérite de cet esprit, et comme toute cette diablerie médiévale, il est davantage comique qu'horrifique. Enid Welsford 243 trace le développement du personnage Marcolph , le bossu qui apparaît dans une traduction en anglais d'un dialogue en latin, publié en 1492, dans lequel ce paysan rustre et scatologique, se montre plus malin et plus spirituel que le roi Salomon. Marcolph a toutes les caractéristiques du bouffon-nain, la laide créature insultante qui habitait la cour des rois. En Angleterre les farces de Marcolph sont transférées à The Merry Jests and Witty Shifts of Scogin, Scogin étant un personnage vagabond qui vivait de son esprit en Angleterre et en France. Ainsi la ruse diabolique du démon prototype qu'était Marcolph devient l'esprit farceur du gredin intrigant de l'époque Tudor. Michael Camille nous invite à réfléchir davantage sur la signification des oppositions binaires comme le sacré et le profane, l'esprit et la chair ; selon lui la culture médiévale cultivait l'ambiguïté pour le plaisir esthétique, et regardait comme nécessaire le travesti, la profanation et le sacrilège car ces constituants semblaient essentiels pour la continuité du sacré dans la société : ces éléments "work to reinstate the very models they oppose" 244 . La notion de jeu semble indispensable à la sensibilité religieuse de ceux qui prenaient part aux mystères du XIVe siècle : plusieurs tableaux en témoignent.

Pendant le XVe siècle le squelette qui représente la mort prend une allure comique lorsqu'il semble s'emparer de ses victimes récalcitrantes dans une danse endiablée. Lydgate écrit The Falles of Princes pour accompagner de telles représentations, et, comme nous l'apprend F. Barasch 245 , les frontispices des interludes de John Heywood sortis de la presse de Rastell étaient illustrés par des danses macabres. Cette tradition comique associée à la démonologie fuse avec la littérature tragique pour engendrer une nouvelle esthétique du comique grotesque : le grotesque élisabéthain est issu d'un savant mélange de thèmes élevés et bas, comiques et horrifiants, tous inextricablement entremêlés. Le thème de la mutabilité si cher aux élisabéthains est proche du rituel de la mort contenu dans l'idée de la Danse Macabre . Une relation existe entre cette danse et les poèmes autrefois populaires, les Ubi Sunt qui listent les noms de gens disparus, connus et de rang social divers. La Duchesse d'York et la Reine Elisabeth tour à tour interrogent Richard sur la disparition des membres de leur entourage proche (4. 4. 144-148). Leurs questions résonnent comme des Ubi Sunt pour renforcer l'impression d'une procession interminable reliant passé, présent et futur, guidée vers les ténèbres par le rictus affreux mais fascinant de l'antic Richard III . Richard incarne la mort railleuse ; comme le squelette de la Danse Macabre, il somme le vif de le suivre sur le champ : il n'y a plus de délai. C'est lui qui décide quand la danse doit s'arrêter : l'envoi de Hastings au billot illustre le caractère péremptoire des décisions prises :

‘CATESBY
Come, come, dispatch : the Duke would be at dinner.
Maker a short shrift ; he longs to see your head.

(3. 4. 94-95)’

Shakespeare , comme Erasme , est un transmetteur de connaissances ; il laisse parler d'autres époques et d'autres auteurs à travers ses œuvres. Ce n'est pas seulement une question d'intertextualités car, au théâtre, il s'agit également de costumes, de rites, de musique, de danses, d'emblèmes , d'accessoires, d'icônes, tous véhicules d'idées à travers les siècles 246 . La notion de la vanité des choses de ce monde, surtout en ce qui concerne la lutte pour le pouvoir, est cousue dans la trame de cette pièce, ramenée à l'esprit ponctuellement par les plaintes et lamentations du groupe des femmes réclamant que vengeance soit faite. Aux yeux du spectateur Tudor, Richard devait apparaître comme l'agent de la rétribution divine, un instrument de la colère du Grand Puissant envoyé sur terre pour empester le genre humain. La reine Margaret le traite de "cacodemon" (1. 3. 143). ‘de "elvish-mark'd, abortive, rooting hog [...] the son of hell"’ (1. 3. 225-227). Pour le spectateur Tudor de 1592 ou 1593 (dates suggérées de la première représentation de la pièce) le spectacle orchestré par Richard III ne devait pas manquer de lui rappeler sa propre condition humaine en qualité de "viande à vers" 247 . Nous évoquons ce memento mori qu'était la Danse Macabre car ce motif accompagnait le fléau de la peste qui sévissait à Londres entre 1592-94 248 , nécessitant la fermeture des théâtres de la capitale. Le thème de la Danse Macabre ne fait pas l'objet d'un développement formel dans le théâtre du Vice ni dans la pièce Richard III, mais il est présent partout en filigrane. Les lamentations de la reine Margaret ne nous laissent pas oublier ni les disparus, ni le sort qui attend tout son entourage.

Notes
242.

Barasch, The Grotesque, p. 42.

243.

Enid Welsford, The Fool, His Social and Literary History, New York: Anchor Books, 1961, pp. 35-41.

244.

Camille, Image on the Edge, p. 33.

245.

Barasch, The Grotesque, p. 44.

246.

Dans le chapitre intitulé "Richard III : A Tudor Climax", Emrys Jones souligne l'influence des nombreuses formes littéraires de l’époque tudor que Shakespeare a rendu distinctement élisabéthaines. Parmi celles-ci il mentionne notamment les tragédies en vers de The Mirror for Magistrates dans lesquelles des fantômes lamentent leur vie sur terre mal exploitée ou victimisée; les lamentations sur le motif des ubi sunt ; les emblèmes illustrant la vanité du monde telles qu'elles apparaissent dans le volume intitulé A Theatre for Worldlings (1569) auquel le jeune Spenser contribua. Shakespeare, maintient-il, s'inspire partiellement de cette matrice afin d'étoffer son drame historique Richard III basé sur la narration historique de Sir Thomas More prise comme support principal. Emrys Jones, The Origins of Shakespeare, Oxford: Clarendon Press, 1977, p. 194.

247.

Paroles du "roy mort" dans le texte accompagnant les gravures sur bois de la première édition (1485) de la Danse Macabré, reproduction faite par l'imprimeur Guyot Marchant de la fresque des Saints Innocents à Paris. Actuellement, on ne sait à qui attribuer la paternité des textes ; peut-être ont-ils leur origine dans le poème perdu de Jean Le Fèvre qui, à son tour, est réputé avoir suivi un original latin. Pour davantage d'informations sur la vision de la mort communiquée par cette représentation, consulter Huizinga, L'automne, pp. 148-151. Voir en Annexe 11 les reproductions des peintures murales de la Ferté-Loupière-Dieu exécutées à la fin du XVe siècle qui comprend quarante-deux personnages figurant toutes les conditions humaines, avec en filigrane la Mort qui accompagne chaque personnage.

248.

G. Blakemeore Evans, éd. Elizabethan-Jacobean Drama, London: A & C Black, p. 333.